31/03/2004

Château Cos D’estournel 1982

Rouge, Saint-Estèphe, 1982

Commenté par Monsieur Hugh Johnson

L’Académie du Vin de Bordeaux est heureuse de recevoir dans ce lieu prestigieux ceux qui viennent de tous les horizons pour évaluer la production viticole de l’année passée, pour la diffuser ensuite.

Lionel Cruse m’a demandé de parler anglais. Aussi je vais m’efforcer de le faire.
On m’a demandé de commenter ce Cos d’Estournel 82 et cela devrait être un jeu d’enfant parce que ce vin à une telle réputation ! une réputation qui le précède, bien méritée.
J’ai demandé des informations à Jean-Guillaume Prats ce matin quand j’étais à Cos d’Estournel et je me suis dit ‘Il vaudrait mieux que j’ai une fiche technique’
C’est très important d’avoir ces données devant vous, quelles proportions précisément de cabernet sauvignon, s’il y avait 1% ou 1,25% de petit verdot, de quelle forêt les barriques sont venues,  combien de temps elles ont été chauffées, combien de semaines, de mois, de jours, d’heures, le vin a passé dans les barriques, quand sont-ils passés ‘bonde de côté’… etc.
On doit tout savoir sur le vin. Il est crucial de savoir que l’on a l’information au bout des doigts. Ou, il y a une autre façon de procéder et celle-ci vient du nez, et grâce à l’esprit et au plaisir procuré. Et c’est quelque chose qui ne m’a jamais gêné parce que même si j’ai mauvaise mémoire, j’ai un sens aigu du plaisir. Le plaisir est abondant et ce n’est pas à moi d’expliquer le style du vin. Et c’est l’une des grandes joies de Bordeaux.

J’ai écouté les commentaires du vin ici à l’Académie. Et je me dis quelle diplomatie, quel talent, quelle école de diplomates que cette Académie. Les futurs ambassadeurs de toute la France doivent certainement être éduqués dans cette école. Car la langue du vin telle qu’elle a été perfectionnée à Bordeaux peut corriger toutes les irrégularités.
Il y a certains mots-clés dont je n’ai pas le moindre besoin.
Celui que l’on entend fréquemment dans les salles de dégustation est le mot ‘intéressant’.
Le suivant est ‘classique’, vous savez ‘millésimes classiques’  Vous avez tous votre propre liste de mots, « mots-clés ». Le plus dangereux est ‘délicieux’ qui veut dire des choses différentes selon les personnes. Pour moi, cela veut dire : ‘J’en veux plus’.

Revenons au Cos d’Estournel 82. Si vous voulez un discours court, il ne faut pas servir un grand vin. Si le discours est inspiré, il y a un risque qu’il dure longtemps.
Mais je ne vais pas éviter ce danger parce que je sais que vous avez trouvé ce Cos d’Estournel un exemple tout simplement magnifique du millésime 82. Ce millésime auquel les gens pensent comme à un autre millésime d’été chaud n’est pas le même que celui que nous venons d’avoir. 1982 a produit des vins d’une profondeur énorme, racés, dans toute leur ampleur, et tout le monde a senti que c’était l’un des points culminants de Bordeaux, comme 61 ou 59 et leurs expressions d’été merveilleux. Ils ont absolument raison car il y a une continuation de cette tradition où Bordeaux fait quelque chose qui sort de la norme. Mais ce n’est pas de cette façon que Bordeaux a acquis sa réputation.
Une chose que Jean-Guillaume Prats m’a rappelée, c’est que son père, Bruno Prats, était très malade pendant les vendanges et qu’il était alité avec un téléphone à côté de lui, soucieux, scrutant le ciel et ne se sentant pas bien tout en dirigeant les opérations. Il faut donc rendre hommage à la souffrance de Bruno puisqu’il produisait alors ce grand vin.

Peut-être devinez-vous en moi un orateur qui aime Bordeaux. Quelqu’un qui vient de son plein gré et qui est prêt à voir les choses du bon côté. C’est moi, l’homme qui résolument voit les choses du bon côté.
J’ai un message qui va au-delà du grand vin que nous avons dans nos verres : c’est un sujet qui concerne Bordeaux. Tout le monde est concerné, les clients compris.
Je reviens d’Australie et le sentiment que, en Australie, il y a un sentiment de crise. Ils ont soit trop de vin, soit pas assez et la vraie crise, c’est qu’ils ne savent pas quel est le problème entre les deux.  Mais ce qui est sûr, c’est que d’une façon ou d’une autre, ils n’en tirent pas un bon prix. Et cela leur pose un vrai problème. Les acheteurs n’ont aucune foi en leurs clients car, autrement, ils sauraient que leurs clients seraient prêts à payer les prix de la qualité. C’est une situation déprimante. La situation n’est pas nouvelle. La position de Bordeaux dans tout cela nous est cruciale à tous. Et je pense, et je l’ai déjà dit, que Bordeaux doit avoir foi dans ce qui est vraiment propre à Bordeaux.

Nous éloignant de tout ce que nous avons eus ce soir, je veux dire que tout le monde peut accélérer la puissance de ses chevaux moteurs : avoir un vin agrémenté d’un turbo, capable de grandes accélérations et de virages sur les chapeaux de roues et de freinage contrôlé, cela n’est pas difficile. Et le monde entier peut le faire. Tout le monde peut planter du cabernet sauvignon et la plupart des gens peuvent faire mûrir le cabernet. Tout le monde connaît le chêne français, tout le monde a un laboratoire.
Il est dangereux pour Bordeaux d’imiter les imitateurs. Tout a commencé ici. Pourquoi vouloir suivre ceux qui vous poursuivent ? Cela n’a aucun sens. Que fait la région de Bordeaux de si exceptionnel ? Elle produit le plus pure, le plus digestible, la plus agréable boisson du monde. Et cela, c’est quelque chose que personne d’autre ne peut faire. Souvenez-vous de cela ! J’ai dit que tout le monde pouvait produire la puissance d’un ‘cheval moteur’. Si Bordeaux dépend des ‘chevaux moteurs’ que l’on obtient dans certains millésimes, elle va perdre du terrain.
Les facteurs de bonnes notes sont bien connus de tous et il n’y a pas de secret dans tout cela et il n’y a pas de secret non plus dans le fait que je ne suis pas un grand supporter des vins ‘à bonnes notes’.
Vous ne pouvez pas faire cela avec le vin et quiconque le fait avec lui falsifie ce qui est important. Ce que nous voulons d’une bouteille, c’est le plaisir qui entre en nous. La chose la plus importante pour le vin c’est qu’il soit digestible, un mot sans romantisme, mais il doit faire partie de vous. Il doit vous laisser la tête claire, il doit laisser votre estomac heureux et tout le reste en forme. On ne fait pas cela en produisant des ‘chevaux moteurs’…Et si vous produisez seulement des ‘chevaux moteurs’ qu’advient-il de votre terroir ? Comment retrouvez-vous la finesse de vos sols dans des vins qui montent à de tels degrés ? Et comment cela se fait-il que la réputation des Crus Classés et de tout le bordelais s’est faite grâce à des vins aux degrés moins élevés ? Les plus grands millésimes jamais dégustés dans leur maturité étaient faits à des degrés comme 12-13 degrés, parfois moins. J’ai lu dans des annales que la teneur moyenne en alcool de Château Lafite, dans les années 1830, était de 11, 5°. Nous savons qu’ils vendangeaient plus tôt, nous savons qu’ils faisaient vieillir plus longtemps. Nous savons que tout le système a changé à Bordeaux. Le négoce gardait le vin jusqu’à ce qu’il prenne de la maturité, les châteaux gardaient les vins jusqu’à ce qu’ils prennent de la maturité. Je suis sûr que vous avez lu l’histoire merveilleuse de Château Latour dans laquelle le professeur Pijassou nous dit qu’au début du 19ème siècle, le château vendait des vins de sept ans d’âge.  Et bien, c’est impossible aujourd’hui mais cela veut bien dire quelque chose. La rapidité de l’activité dont nous faisons tous partie maintenant, pour être complètement réaliste, a plus à voir avec les taux d’intérêt de la banque qu’avec le goût du vin.

Je vous laisse sur cette belle pensée : nous qui aimons vraiment le vin, et qui croyons en lui et qu’il fait partie de notre vie en tant que consommateurs, sans omettre la responsabilité de le stocker, nous rêvons du jour où nous aurons un vin aussi fidèle à cet endroit que possible sans  traitement excessif de bois de chêne nouveaux. Certains vins en ont besoin, la plupart des vins pas.
Je pense que je devrais conclure ma dissertation ici sur une note plus gaie que cela car je suis heureux. Mais je veux seulement dire qu’il y a des confusions dans l’esprit des gens quant à la direction à prendre. Parce qu’une course de vitesse ne peut être bonne pour Bordeaux. Cela n’est pas dans la nature de Bordeaux et nous savons tous quelle est la nature de Bordeaux. Et si j’avais un verre en main c’est à cela que je boirais : que le Bordelais reste fidèle à lui-même.