Château d’Yquem 1955
Blanc liquoreux, Sauternes, 1955
Commenté par Denis Mollat
Monsieur le Grand Chancelier,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Non sum dignus. Non, je ne suis pas digne de présenter ce vin.
Yquem 1955… Quelle responsabilité m’incombe ! Imaginez, par symétrie temporelle, les vendanges de Malagar de 2061, qui seraient suivies d’un dîner au Château d’Yquem, et où l’on ferait déguster l’Yquem 2008, celui que l’on vendangera dans quelques jours…
On conçoit l’accélération du temps. Mais l’avenir, c’est ce que cette arithmétique dénote, nous surprend. On est là tout à fait dans les sens, et même dans le sixième des sens, dont Alina Reyes nous parlait cet après-midi, celui qui conclut la série de la Dame à la tapisserie du musée de Cluny. Que nous dit en effet le sixième tableau de La Dame à la licorne, après avoir exposé les cinq sens ? « A mon seul désir ». Oui, car ce sixième sens, c’est le désir.
Mais revenons en 1955. Que s’est-il passé cette année-là ? En poésie, et vous comprendrez vite le rapport avec le Sauternes, Jacques Prévert publie La Pluie et le beau temps… précisément les conditions nécessaires pour que survienne le botrytis ! La littérature voit les débuts du nouveau roman. Outre-Atlantique, Vladimir Nabokov écrit Lolita. C’est aussi l’année de la mort de Paul Claudel et de Thomas Mann. Dans l’Hexagone, Antoine Blondin, dont nous parlions également tout à l’heure, nous régalait de savoureuses chroniques sur le Tour de France. Cette année-là, la Grande Boucle se refermait le 30 juillet, sur une victoire de Louison Bobet. Sur le podium, il était entouré de Jean Brankart et Charly Gaul. Vous voyez, je me suis bien renseigné ! 1955, pour rester sur les routes, c’est aussi la sortie de la DS, je parle bien sûr de la voiture. Toujours plus vite : c’est, également, les 28 et 29 mars, le record de vitesse en locomotive électrique sur le trajet Facture-Morcenx. 331 km/h. Oui, déjà !
Je voudrais me rapprocher de ce que nous disait Jean Lacouture cet après-midi à propos de l’opéra, au sujet d’Ezio Pinza (savez-vous qu’il se destinait à l’origine au cyclisme ? nous y revoilà !). Il parlait de Cesare Siepi, qui reprit le flambeau des mains d’Ezio, pour nous donner, en 1955 toujours, le merveilleux Don Giovanni avec Suzanne Danco, sous la baguette de Josef Krips. Au cinéma, c’est un film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, adapté de l’œuvre de Jean Cayrol, poète, écrivain, éditeur au Seuil et Bordelais.
En 1955, c’est Bertrand de Lur Saluces, l’oncle de mon ami Alexandre, qui préside aux destinées d’Yquem. Après un hiver doux et pluvieux (on aime bien la climatologie dans le vin), le printemps est contrasté, mars est frais, avril et mai sont très chauds et les pluies très faibles. Puis en été survient la canicule, douze jours à plus de 30 °C au mois d’août. Et les vendanges commencent, avec un déluge au début du mois de septembre (les choses se répètent toujours). Le beau temps s’installe. De l’alcool potentiel à 23 degrés. On le retrouve ; ça conserve. S’ensuivent des périodes idéales, un petit peu plus tard, qui permettent de faire baisser le degré alcoolique. En définitive une grande réussite, puisque les vendanges se sont terminées le 28 octobre.
Pour conclure, quelques mots de ce qui concerne directement la dégustation, ces fameux sens : commençons par la vue, et apprécions cette couleur, très proche de l’acajou, avec quelques reflets orange peut-être (la lumière trompe un petit peu), et poursuivons par le nez, puis par le palais, pour reconnaître une puissance, une conservation, une élégance, une présence toujours, une preuve du temps, une preuve d’une rencontre, aujourd’hui et qui durera longtemps. Mais je me tourne vers Jean-Didier Vincent, le spécialiste du domaine encéphale, qui nous dirait, je crois, que, toujours, la suprématie du goût est associée aux circonstances, et combien nous sommes déterminés par le sixième sens, le désir.
Je vous remercie