Château d’Yquem 1971
Blanc liquoreux, Sauternes, 1971
Commenté par Madame Aurélie LABRUYERE
Il me revient la responsabilité et le privilège de clore le dernier chapitre de notre rencontre.
Le faire avec Yquem à Yquem – quelle joie !
Il faut que je vous avoue que lorsque je bois Yquem, j’ai envie de prendre la parole. Ce vin donne envie de se lever, de témoigner son émotion et de la partager. Cela m’est arrivé lors d’un dîner, alors que je venais tout juste d’entrer dans le monde du vin. Un Yquem 1997 bu dans sa jeunesse m’a fait vivre une expérience proustienne si forte –la rencontre inopinée d’un temps perdu et d’un temps retrouvé- que je me suis spontanément levée pour en parler, devant un aréopage composé exclusivement d’hommes, âgés de deux fois mon âge…
C’est la vertu des grands vins que de nous faire vivre de telles émotions esthétiques.
En regardant ce verre, on se réjouit qu’Alexandre de Lur-Saluces, alors à la tête de la propriété, ait jugé conforme à son idéal la récolte 1971 et qu’il ne se soit pas autocensuré. Car il existe une forme viticole d’autocensure dans les grands vins et plus vive peut-être à Sauternes que nulle part ailleurs, et plus vive encore à Yquem. Cette autocensure a eu lieu à deux reprises dans la décennie 1970, en l’occurrence en 1972 et 1974.
Difficile pour moi de vous parler des circonstances qui ont vu naître ce millésime 1971 puisque je n’étais pas née. Néanmoins tous les témoignages convergent pour en faire l’un des deux grands millésimes de la décennie avec 1975.
Donc, voici le vin.
Voici le vin dont la vigne est ici, à portée de main et à perte de vue autour de nous ; et dont le nom, lui, est partout. C’est la devise latine de l’Académie Hic uva ubique nomen que vous me permettrez de dire avec l’accent qui m’a été enseigné lorsque je me préparais à devenir professeur de latin… Vous la lisez derrière moi et vous l’avez aussi remarquée, gravée dans un linteau au-dessus de la porte du château. Cette devise convient parfaitement à Yquem dont le nom rayonne non seulement à travers les continents mais à travers les siècles.
Il rayonne d’autant plus qu’un écrivain, bien éloigné des très sérieux Mauriac, Montesquieu et Flaubert dont les tables portent les noms ce soir, a décrit Yquem dans une formule devenue quasiment indépassable, définitive, tant elle est juste : « De la lumière bue. » Il s’agit du chantre de la littérature populaire, Frédéric Dard.
Il suffit d’admirer la robe ambrée de 1971, comparable à l’intense coucher de soleil que Pierre Lurton a eu la bonne idée de commander juste pour nous accueillir, pour goûter combien il a raison.
Nous buvons cet Yquem 1971 escorté d’un dessert détonant. Nous aurions pu le goûter à l’apéritif, avec l’entrée, avec le plat et même avec des fromages tant est vaste, avec lui, l’étendue des possibles. Nous faisons une alliance plus classique, avec le dessert, mais renouvelée par la rencontre inattendue entre un ingrédient du sud-est asiatique, le yuzu, et un duo devenu emblématique de notre cuisine méditerranéenne, tomate-basilic.
Le yuzu est un agrume, cousin de la mandarine et du citron vert, qui s’est imposé ces dernières années comme le chouchou de nombreux chefs. Au Japon, en Corée, où il est utilisé en dessert ou en sauce, il parfume aussi les savons ou le thé. Ses pointes acidulées entrent en résonance avec les notes confites de l’Yquem dont l’onctuosité tapisse notre palais. Et la tomate relevée au basilic introduit une touche épicée.
Nous sommes réunis ce soir pour saluer de hautes réalisations humaines. Yquem en est une.
Et puisque le silence après Yquem est encore de l’Yquem, il est grand temps que je me taise pour vous le laisser savourer…