Chateau Gruaud-Larose 1989
Rouge, Saint-Julien, 1989
Commenté par Professeur Denis Dubourdieu
Conférence de Monsieur Gilles Cosson et dîner-dégustation au Château Malartic-Lagravière
Il y a deux façons également plaisantes de s’en sortir quand on vous demande de commenter un vin : parler du vin ou parler d’autre chose. Mais je pense que vous seriez déçus si un professeur d’œnologie parlait d’autre chose que du vin. Cela pourrait même vous sembler suspect… N’ayez pas peur, chers amis, je vais choisir la méthode où l’on parle du vin !
Sans faire de politique, en matière de vin, je suis plutôt de gauche. Enfin, j’entends la rive gauche. J’ai des amis à droite, évidemment, sur la rive droite. Mais le Cabernet Sauvignon et moi, nous nous aimons d’amour. Pas n’importe quel Cabernet Sauvignon, le Cabernet Sauvignon qui est à sa limite nord, enfin, pas tout à fait nord, au milieu du nord. C’est Saint Julien. Pourquoi ?
Parce que le vin de ce village a un goût unique et vieillit comme nous rêvons de le faire, en conserver le plus longtemps l’illusion que nous sommes un peu plus jeunes que notre état civil ne l’indique. Mais cela ne suffit pas. Notre ambition est d’être plus intéressants que quelques années avant – souvent nous échouons – plus nous-mêmes, plus charismatiques et peut-être plus émouvants au fur et à mesure que l’on fait sentir à son entourage que cela ne va quand même pas durer éternellement. Je pense que le Saint Julien en général, et le Gruaud Larose en particulier, réunissent tout cela.
Evidemment, je me suis plongé dans le Féret pour me remémorer les tractations des différentes familles qui ont présidé aux destinées de Gruaud Larose. Voici ce que j’en ai retenu. Dans les années 1700, un ecclésiastique fort avisé, l’abbé Gruaud, acheta 50 hectares de vignes, quasiment d’un seul tenant, à Saint Julien. Il légua cette propriété à son neveu, le chevalier de Larose, qui en fit un vignoble de 80 hectares. Faute d’héritier, le chevalier vendit le cru à deux familles qui ne se sont pas entendues, situation assez banale dans le vignoble. A un moment donné, il y eut donc deux Gruaud que la famille Cordier acheta et réunit. Plus récemment Gruaud Larose appartint au groupe Alcatel. Aujourd’hui, il est dans les mains diligentes et efficaces de la famille Merlaut.
J’ai un magnifique souvenir lié à ce cru. C’était au début des années 1990 au château Olivier. L’excellent Jean-Jacques de Bethmann, à la fin d’un dîner, sert avec le plus grand soin un vin rouge. Il n’y avait, autour de la table, que des professionnels du vin, tous plus connaisseurs les uns que les autres. Notre hôte a demandé quelle pouvait bien être l’origine et le millésime de ce vin, jeu dont on raffole dans le bordelais. Les convives les plus hardis se sont lancés dans les années 60, possiblement 1961 sinon 1964 ou 1966… Malicieusement, Jean-Jacques de Bethmann souriait et laissait dire. Aucun d’entre nous n’a donné la bonne réponse. C’était du Gruaud Larose 1929 ! Il était noir comme de l’encre. Aujourd’hui, si je goûtais un vin comme cela en Chine, je penserais que c’est un faux. Or, c’était un vrai, conservé pendant toutes ces années par la famille de Bethmann. Vraiment, sa couleur était étonnante. On l’eût cru 30 ans plus jeune. Et surtout, comme ce 1989, le vin était extrêmement émouvant, tendre et fort. Il avait la profondeur et la légèreté de la musique de Mozart. Et ce goût unique du grand saint-julien, qui évoque l’âtre, la cheminée froide et la cendre de bois, laissant dans notre palais cette fraicheur exquise qui nous fait fondre de bonheur. Bravo à tous ceux qui contribuèrent à cette bonté et à cette beauté !