Château Mouton Rothschild 1955
Rouge, Pauillac, 1955
Commenté par Professeur Ribéreau-Gayon
Entrée officielle de la Baronne Philippine de Rothschild, du Baron Frère, en qualité d’Académiciens, de Monsieur Jacques Rigaud en qualité de Membre Correspondant
Je tiens d’abord à exprimer l’honneur et la joie que je ressens à l’occasion de cet instant d’émotion qui m’est offert de parler du Château Mouton Rothschild 1955, c’est-à-dire un grand millésime d’un cru prestigieux et en présence de la propriétaire qui est une personnalité non moins prestigieuse des vignobles bordelais ; Mouton Rothschild 1955, je n’hésiterais pas à parler d’un vin de légende.
Un grand cru, c’est d’abord un terroir ; il y faut aussi des moyens techniques performants, une politique commerciale et de communication, mais avant tout un propriétaire. Le propriétaire, c’est l’âme essentielle du cru, c’est lui qui assure l’animation et la coordination. Les équipes techniques compétentes sont présentes mais la responsabilité revient en dernier ressort au propriétaire. Si le vin est bon, c’est grâce à lui. Sur lui repose l’essentiel, c’est-à-dire l’impulsion, la volonté, l’exigence.
C’est en 1945 que la coutume a été prise de faire décorer l’étiquette de chaque millésime par un grand artiste ; en 1955 elle le fut par Georges Braque. J’ajouterai que ce 1955 nous est présenté en Jéroboam. C’est-à-dire en grande unité. Le Jéroboam est un flacon de 4,5 litres, c’est-à-dire 6 bouteilles ordinaires. La coutume dit que les vins en grande unité vieillissent mieux qu’en bouteille ordinaire. Je ne conteste pas, mais je vous avoue que je n’ai pas une grande expérience ; je n’ai pas dégusté beaucoup de jéroboams dans ma vie. En tous cas, si mes renseignements sont exacts, Mouton Rothschild aurait produit 58 jéroboams en 1955. Vous voyez le privilège, l’honneur qui est le nôtre d’en bénéficier ce soir.
Parlons un peu de 1955 ; on l’a oublié, car c’est un millésime qui est déjà considéré comme un peu ancien. Ce que je retiens d’abord, c’est que c’est la fin d’une époque. Quelques mois après la vinification de 1955, le vignoble bordelais va subir une gelée d’hiver extraordinaire, comme il n’en avait jamais connu peut-être et comme il n’en a pas connu depuis, à tel point, qu’il a fallu rénover tout le vignoble à partir de 1956. 1955 marque une transition comme il y en a eu quelques unes dans l’histoire du vignoble.
1955 est un millésime qui a connu de bonnes conditions climatiques. La floraison, la véraison, la maturation se sont déroulées parfaitement. Le climat a été correct, il a fait assez chaud, la pluviosité n’a pas été excessive, l’ensoleillement était idéal, donc tout était réuni pour avoir de belles vendanges qui commencèrent le 21 septembre ; elles vont se faire assez vite, comme cela se faisait à cette époque. La récolte est relativement abondante. Les raisins sont très sains et la qualité du vin est très bonne. Pourtant, l’histoire dit qu’en primeur le millésime n’a pas bénéficié de la réputation, de la notoriété que l’on en escomptait. Il semble que dans sa jeunesse, on lui a préféré d’autres millésimes de la même époque comme 1953 ou 1959. En lisant dans les textes de l’époque, on ressent l’impression qu’on lui a reproché au début d’être un peu austère.
Mais ce que l’on a probablement pas vu, c’est le formidable potentiel de vieillissement qu’il avait et que nous retrouvons aujourd’hui. Ce vin est absolument exceptionnel quand on pense qu’il a presque 50 ans.
Ce millésime, qui a remarquablement vieilli, donne l’impression d’être en plein épanouissement, de commencer juste à être à point et de ne manifester aucune sensation d’évolution trop rapide. Il a encore de beaux jours devant lui. Vous avez vu sa belle couleur, ambrée, brillante, avec quelques petits reflets tuilés mais rien d’excessif. Le nez m’a beaucoup marqué : complexité, fraîcheur, vivacité et élégance. En bouche, j’ai trouvé des notes de truffes, de cigares, de feuilles de tabac, plus exactement de fumé. Mais c’est son éclat aromatique, cette finesse et cette délicatesse qui m’ont particulièrement séduit. Ensuite la dégustation est tout en harmonie ; le fondu est extraordinaire. Le vin rebondit dans la bouche et il termine sur une belle puissance. C’est un vin qui se remarque par sa fraîcheur, sa jeunesse et par sa qualité extraordinaire.
J’ai l’impression qu’on doit pouvoir dire qu’il est immortel et que par conséquent il est parfaitement un vin d’académicien.