11/09/2009

Château Mouton Rothschild 1991

Rouge, Pauillac, 1991

Commenté par Jacques Rigaud, Conseiller d'Etat

Ce n’est pas un exercice facile que de présenter à une assemblée aussi instruite un vin que l’on aime, en présence de sa propriétaire que l’on aime aussi – surtout pour un autodidacte du vin comme celui qui vous parle. Je vais néanmoins m’y livrer, à mes risques et périls.
Le « Mouton-Rothschild » fut d’abord pour moi un dossier, un des premiers que me confia Jacques Duhamel en juillet 1969 lorsque je l’accompagnai au ministère de l’Agriculture pour diriger son cabinet. Il avait eu en effet la visite de Philippe de Rothschild qui, depuis des années, avait fait de Mouton un très grand vin et qui était inconsolable de ne pas figurer dans la courte et prestigieuse liste des premiers grands crus classés, avec Margaux, Latour et Lafitte. Il se consolait quand même un peu avec cette fière devise empruntée à l’illustre famille des Rohan : « Premier ne suis, second ne daigne, Mouton suis ». Modifier le classement de 1855 n’était pas une petite affaire, mais nous l’engageâmes, avec tous tes les précautions possibles. Cela prit du temps et la question ne fut réglée que deux ans plus tard, Jacques Chirac étant alors ministre de l’Agriculture. Pour moi, le souvenir le plus précieux de ce « dossier », c’est l’amitié du baron Philippe, cet humaniste, ce poète, son accueil à la fois somptueusement raffiné et prodigieusement naturel à Mouton, et c’est Philippine que je rencontrai alors et qui est devenue une amie, pour la vie.
Mais trêve de confidences, venons–en au Mouton-Rothschild 1991. La chronique dit que l’hiver fut froid et que le printemps doux favorisa une pousse précoce de la vigne. Il y eut le 21 avril une gelée qui provoqua d’importants dégâts, un peu partout dans le terroir, sauf dans les trois châteaux Mouton, Armailhac et Clerc-Milon – Allez savoir pourquoi ! mais l’on sait que rien ne résistait à Philippe, et à Philippine. L’été beau et chaud permit une bonne maturation du raisin.
1991 : c’est, en France, l’entrée dans la seconde moitié du deuxième septennat de François Mitterrand, et le remplacement de Michel Rocard à Matignon par l’inoubliable Edith Cresson. C’est, en Europe, après le chute du mur de Berlin deux ans plus tôt, la dissolution de l’URSS et le retour progressif dans l’Europe démocratique de ce que l’on avait appelé « l’Europe de l’Est » et ses « démocraties populaires ». Une période charnière, où certains voient déjà la fin du XX° siècle, d’autres la situant plutôt au 11 septembre tragique de 2001 à New-York.

1991, pour chacun de nous, c’est il y a dix-huit ans. Des petits-enfants qui naissent, des enfants dont les cheveux commencent à grisonner, des parents marqués par l’âge ou qui nous ont déjà quittés.
Le vin, qui est un être vivant, est un témoin muet mais actif de ces années qui passent. Si, en le goûtant, on sait l’entendre, il peut nous raconter bien des choses sur l’année de sa naissance et nous aider à faire émerger mille souvenirs de notre vie sociale ou intime.

Pour revenir à Mouton, les vendanges eurent lieu du 27 septembre eu 12 octobre. L’assemblage est de 74% de Cabernet-Sauvignon, 8% de Cabernet franc et 18 % de Merlot. La mise en bouteille a eu lieu du 17 avril au 8 juin 1993, au cours de ce printemps où les élections législatives envoyèrent au Palais-Bourbon une majorité de droite, qui obligea le président Mitterrand à entrer dans les délices de la cohabitation, avec un Premier ministre nommé Edouard Balladur.
Le Mouton 1991, que l’on peut voir alors en bouteilles (dont l’étiquette est signée Setsuko, épouse du grand Balthus) a une belle couleur aux reflets tuilés. Les spécialistes, dont la richesse terminologique et gustative est inépuisable, y discernent des nuances de violette, de lavande, de cannelle, de pain d’épice et même de café – sans compter une « finale aromatique où l’on retrouve l’épice, le poivre et la vanille ». J’avoue que cette subtilité analytique me laisse toujours rêveur et j’imagine qu’un martien à qui l’on raconterait cela se ferait une drôle d’idée de ce breuvage fait de pain d’épice pilé, de café moulu, parsemé de poivre et de lavande. Personnellement, je ne parviens pas à discerner ces composantes et j’aime prendre le vin comme un tout et j’ai une approche sensuelle globale comme peut l’être l’étreinte amoureuse ou la délectation à l’écoute d’un poème ou d’une symphonie, en oubliant la physiologie, la grammaire ou le solfège.
C’est à cette délectation que je vous invite, en vous laissant libres, bien entendu, d’en décomposer les éléments constitutifs, en fonction de votre science œnologique ou de votre fantaisie gustative et poètique.