Conférence de Céline Simonnet-Toussaint à la Résidence Préfectorale de Bordeaux
« Des représentations sociales aux représentations intimes, le vin, inestimable objet de la transmission »
Introduction
« Le vin met à jour les secrets cachés de l’âme » Horace
Si l’on observe la consommation de vin de ces dernières années, nous ne pouvons que constater de profonds bouleversements : d’une consommation journalière où le vin avait le statut d’aliment, les Français, sont passés à une consommation plus occasionnelle et festive (Aigrain & al, 1996, 2000) où le vin est considéré comme une boisson alcoolisée. Ainsi en 1961 relevait-on en France 126 litres de vin consommé par habitant et par an, contre 56 litres en 2000 (Simonnet-Toussaint & al, 2004, p 99). Cette tendance avérée pour la consommation occasionnelle de vin se confirme chez les jeunes.
« Du vin aliment au vin plaisir » (Corbeau, 1997, p 255), de la consommation journalière populaire à la consommation occasionnelle s’unisexualisant, on est en droit de se demander si les changements manifestes de comportements sont accompagnés en même temps d’un changement profond dans la façon de se représenter le vin, jusque là boisson française par excellence ?
Comme le souligne Fischler (1990, p 81), « les aliments sont porteurs de sens, et ce sens leur permet d’exercer des effets symboliques et réels, individuels et sociaux ».
Ainsi, face à l’évolution des conditions de vie et des habitudes alimentaires des jeunes de ce siècle, nous nous sommes demandée comment le vin, dans un pays à forte tradition viticole, était pensé. C’est en nous interrogeant sur les représentations actuelles du vin chez les jeunes adultes que nous tenterons de comprendre le rapport des jeunes adultes au vin. Comment ces jeunes qui ne consomment pas ou peu de vin le perçoivent-ils ? Que nous dit le sujet de lui-même, de son inscription dans le temps, dans la société, dans sa famille en pensant le vin ? De quels investissements subjectifs le vin bénéficie-t-il ?
N’existant pas à notre connaissance d’étude spécifique des représentations du vin chez les jeunes ; notre travail, innovant à la fois pour la psychologie et pour la filière viticole, se propose d’apporter des éléments de compréhension uniques sur la façon dont le vin est pensé et consommé par les jeunes adultes aujourd’hui.
Cette étude suggérera une vision et des outils nouveaux prenant en compte le sujet dans sa globalité et son unicité en resituant sa façon de penser et d’agir dans une dynamique sociale, familiale, subjective et intersubjective.
Partie 1 / Vin et représentations sociales : la pensée publique
1- Quelques éléments théoriques
a. Les jeunes et le vin : bref état des lieux
Tenter de comprendre le rapport au vin des jeunes adultes dans le champ de la psychologie nous incite à postuler que le sujet est nécessairement sujet du groupe. L’individu dans son unité et son unicité appartient avant même sa naissance à un groupe. La famille constitue la première expérience sociale de l’enfant en tant que groupe institutionnalisé, générateur d’un système normatif régissant les rapports aux objets et aux autres. Très tôt, l’enfant intériorise les codes, les us et coutumes ; les boissons alcoolisées, le vin en particulier sont généralement présents à toutes les fêtes familiales. C’est d’ailleurs lors de ces occasions que le premier verre de vin (bien souvent coupé avec de l’eau) est pris, la plupart du temps proposé par les adultes eux-mêmes.
Plus tard, à l’adolescence, le groupe de pairs, d’amis, qui sert de modèle quasiment en permanence, prend une importance toute particulière, il s’agit alors pour le jeune de se construire une identité singulière. L’adolescent va donc s’éloigner quelques années du groupe familial jusque-là prédominant pour adopter de nouveaux codes propres au groupe d’amis de référence. L’adolescence est ainsi une période d’expérimentation, voire de transgression dont l’objectif ultime est la quête d’une identité individuelle. La rencontre des boissons alcoolisées par les adolescents vient directement s’inscrire dans cette période de distinction. Les pratiques consommatoires adolescentes sont caractérisées par une consommation de type anglo-saxon, les boissons privilégiées étant la bière et les alcools forts avec le plus souvent recherche d’ivresse (Choquet, 1998 ; Choquet et Weill 2001). La consommation de vin, elle, emblématique de la consommation « parentale » est donc tout naturellement marginalisée.
Ce n’est que plus tard, entre 20 et 25 ans, que les jeunes adoptent une consommation modérée où l’on voit apparaître le vin. Cette époque de la vie correspond à ce qu’Olivier Galland (1997) nomme : la jeunesse. Elle serait « l’âge nouveau de la préparation des choix, de la construction des aspirations, de la définition progressive de l’identité adulte » (Galland, 2000). Le sujet semble devenir ici acteur et réalisateur d’une culture transmise, qu’il continue de construire et de transmettre « […] afin de proposer des formes de conduites dont la fonction est de faciliter notre adaptation au social » (Fischer, 1997).
L’approche des boissons alcoolisées passe donc par différentes étapes . Une période d’excès à l’adolescence ; entre 20 et 25 ans, une consommation plus modérée avec l’entrée du vin et enfin, à l’âge adulte, la stabilisation de la consommation. Des étapes avec des pratiques spécifiques qui soulignent les passages imposés par l’évolution de l’âge.
b. Les représentations sociales
Etudier les représentations, c’est « […] tenter de comprendre et d’expliquer la nature des liens sociaux qui unissent les individus, des pratiques sociales qu’ils développent, de même que les relations intra et inter-groupes » (Bonardi, Roussiau, 1999).
C’est donc étudier un système d’interprétation de la réalité, le « sens commun » en quelque sorte, c’est-à-dire la façon dont les individus se représentent quelque chose, quelqu’un, un événement ou une idée. Cette connaissance, socialement élaborée et partagée (Jodelet, 1994) permet au sujet de construire une réalité qu’il partagera avec les autres.
Cette structure dynamique (Guimelli, 1994) sous l’influence de la culture et des pratiques sociales est évolutive et se transforme au fil du temps et des changements sociaux. Le vin, au cœur des coutumes et des traditions alimentaires françaises fait donc l’objet d’une pensée sociale partagée par le groupe des jeunes.
Pour Abric (1994) les représentations sociales se définissent sous la forme d’une structure hiérarchisée se composant d’un noyau central et d’éléments périphériques. Le noyau central représente l’élément stable et essentiel à l’existence de la représentation. C’est lui qui en détermine la signification et l’organisation.
Sous la dépendance de cet élément fondamental, un système périphérique permet d’intégrer d’innombrables variations inter-individuelles, inter-groupales en même temps qu’il permet « l’adaptation de la représentation aux évolutions du contexte et aux caractéristiques propres de l’individu » (Abric et Guimelli, 1998).
Une fois ces informations sélectionnées, le sujet va les transformer pour les intégrer dans un système de pensée pré-existant et inhérent à son groupe d’appartenance. A présent, les représentations sociales élaborées vont devenir un système d’attentes permettant d’appréhender la réalité sociale environnante.
Ce dernier point nous amène à introduire les apports théoriques de Doise (in Doise et Palmonari, 1986) pour qui les représentations sociales sont de véritables « principes organisateurs » régulant les rapports symboliques et générant des variations systématiques entre individus.
Autrement dit, les représentations sociales sont génératrices de divergences et permettent à l’individu de prendre position dans les rapports sociaux.
2- Démarche empirique : création d’un questionnaire des représentations sociales du vin et des pratiques consommatoires
Pour construire notre outil, nous avons préalablement effectué une pré-enquête. Nous avons interrogé 102 étudiants (tous âgés de 18 à 30 ans) à Bordeaux (région viticole) et Limoges (région non-viticole) à l’aide de questions ouvertes (exemple : « Spontanément, à quoi associez-vous le vin ?). Nous avons ensuite établi un dictionnaire exhaustif de tous les termes relevés (environ 150) et avons effectué une analyse de contenu (Bardin, 2001) qui a permis d’établir et de sélectionner une série de thèmes privilégiés par les jeunes.
C’est en nous inspirant des contenus thématiques de la pré-enquête que nous avons sélectionné 20 items pour notre questionnaire, ces items correspondants aux thèmes dont les fréquences étaient les plus élevées.
Nous avons ensuite demandé à notre population d’étude de bien vouloir prendre position sur une échelle d’attitude en six points et de nous indiquer certaines de leurs pratiques consommatoires.
3- Résultats
« Buvez du vin et vivez joyeux » annonçait une publicité du Ministère de l’Agriculture (par Leonetto Cappiello, 1933). Le vin, ici symbole de la France, garantissait convivialité et bonne humeur. Mais que reste t-il de cette image du vin après plus d’un demi-siècle ayant connu l’émergence de la mondialisation et du nomadisme alimentaire ?
Les résultats de cette première enquête exploratoire sur les représentations sociales du vin chez les jeunes confirment bien notre hypothèse de départ selon laquelle il existerait une représentation sociale du vin pour les trois groupes de jeunes de notre population, représentation basée sur les plaisirs de la table et la convivialité.
En effet, l’étude des analyses de similitude révèle l’existence d’un consensus chez les jeunes concernant leur représentation sociale du vin. Pour tous, cette représentation est fortement valorisée, le vin est associé avant tout à la gastronomie française, il représente la boisson traditionnelle française par excellence.
Les images dévalorisées, même si elles sont présentes, se retrouvent uniquement en périphérie.
Ce sont bien les images associées au repas, à la convivialité et à l’idée d’une transmission qui sont centrales, constituant ainsi ce que nous appelons la pensée publique à propos du vin.
Si l’unanimité est le mot d’ordre pour la représentation, les spécificités inter-groupes sont patentes en ce qui concerne les pratiques de consommation associées au vin. Ici, le rapport du savoir à l’objet vin ainsi que l’ancrage régional des sujets sont discriminants.
D’une consommation de vin préférentiellement au domicile familial pour les étudiants Bordelais, les étudiants en œnologie déclarent consommer à domicile mais entre amis. Les étudiants Limousins eux, n’ont pas de pratiques clairement définies, comme si les pratiques accompagnant la consommation de vin étaient moins codées dans cette région non-viticole. Remarquons cependant que les jeunes (pour toutes les régions et qu’ils soient filles ou garçons) déclarent largement ne pas rechercher l’ivresse avec le vin mais plutôt avec les autres boissons alcoolisées.
Pour terminer, c’est certainement la centralité de l’item 9, qui reflète un désir de transmettre la dégustation du vin de génération en génération, qui a le plus retenu notre attention.
Loin d’être désinvestie par les jeunes, l’image du vin reste vivace, précise et porteuse d’une identité à transmettre, pensons-nous. En comparant la publicité de 1933 et la représentation sociale du vin aujourd’hui, il semble bien qu’une certaine image du vin ait été transmise même si les pratiques, elles, ont énormément évoluées entre les jeunes d’hier et d’aujourd’hui.
C’est précisément ce point que nous tenterons d’explorer pour la suite de cette recherche.
Comment un sujet articule-t-il une connaissance socialement élaborée et partagée à des préoccupations qui ne sont pas nécessairement conscientes mais impératives : transmettre un patrimoine social, familial et individuel de génération en génération dont le vin pourrait être un des représentants.
Partie 2 / Vin et transmissions familiales : la pensée privée
1- Transmissions et famille
Le célèbre vers du Faust de Goethe : « ce que tu as hérité de tes Pères, afin de le posséder, gagne-le », souligne à notre sens le rôle dynamique qu’il advient au sujet de tenir dans ce jeu des transmissions psychiques entre générations. Loin d’être un simple réceptacle, le sujet accueillant l’histoire de l’autre génération la modifie dans le même temps, en se réappropriant les éléments transmis à la lumière de sa propre histoire. On pourrait donc dire que ce qui est transmis subit l’effet de la subjectivation en même temps qu’il permet au sujet de se subjectiver. Par exemple, ressortir une bouteille de vin pour les 18 ans d’un enfant, bouteille conservée depuis la naissance, peut revêtir un signification singulière pour l’enfant en question. Ici le vin n’est plus une simple boisson festive, il peut venir marquer le temps du sujet en lui signifiant symboliquement son appartenance au sein de la famille.
En 1914, dans Pour introduire le narcissisme, Freud explicite l’étayage mutuel du narcissisme de l’enfant et du narcissisme parental. Ce qui se transmet dans cette relation d’amour inconditionnelle entre parent et enfant c’est l’illusion de la toute-puissance et de l’immortalité (d’autoconservation). L’enfant devient non seulement l’héritier des désirs parentaux mais il remet à jour les espoirs narcissiques abandonnés des parents… Peut-être ce fils fera-t-il de brillantes études d’œnologie auxquelles ce père n’a eu la chance d’accéder…
Enfin, Freud nous dit que c’est grâce au processus d’identification qu’il y aura transmissions psychiques entre générations. C’est bien en s’identifiant au désir de ce père que ce jeune homme choisira par exemple de poursuivre ses études dans la filière viticole ou plus couramment, qu’il tentera de se constituer une belle cave. L’enjeu pour l’enfant étant alors d’être à lui-même sa propre fin tout en étant le maillon d’une chaîne (Freud, 1914).
Ainsi Guyotat (1995) de confirmer qu’outre une logique de filiation instituée, c’est-à-dire une filiation de droit, il existe une filiation imaginaire narcissique. Autrement dit, le sujet fantasme, imagine, recréer en quelque sorte les liens de filiation. Du roman familial (fantasmes par lesquels un enfant modifie imaginairement ses liens avec ses parents, en s’imaginant par exemple qu’il est l’enfant d’une famille plus célèbre) au mythe familial (fantasme conscient et partagé par tous les membres de la famille), le lien à la famille est sans cesse questionné par le sujet.
Pour conclure, citons enfin Neuburger pour qui « la mémoire familiale est donc ce qui permet la transmission du mythe familial, soit ce qu’il y a de plus « intime » dans une famille, ou plutôt ce qui crée l’intime d’une famille, ce qui assure une identité familiale, du « même », qui permet à un sujet de se repérer dans sa propre identité, soit en s’identifiant, soit en s’opposant » (1995, p 43).
Nous verrons par la suite comment, en fonction de ce mythe familial, un sujet se positionne vis-à-vis du vin : pour certains il s’agira de devenir un amateur comme ce grand-père exemplaire, pour d’autres, il conviendra au contraire de briser la tradition car en arrêtant de consommer du vin, le sujet peut signifier son opposition à un parent.
2- Démarche empirique
Pour cette seconde étape, nous avons rencontré en entretien semi-directif 120 jeunes âgés de 20 à 25 ans, période clef dans la mutation des comportements vis-à-vis du vin comme nous l’avons explicité précédemment.
Nous avons ensuite procédé à deux types d’analyses de contenu : une analyse propositionnelle du discours avec le logiciel Tropes et une analyse thématique du discours manifeste.
3- Résultats
A la suite des analyses retraçant l’essentiel du contenu des 120 entretiens, force est de constater qu’il se dégage une pensée privée à propos du vin chez les jeunes, une pensée élaborée en famille et basée sur les représentations des transmissions (de nature socio-culturelle et hédonique). Le vin apparaît donc comme l’inestimable objet de la transmission en permettant au sujet de s’inscrire dans l’ordre des générations.
Parler du vin, penser au vin chez les jeunes c’est indéniablement faire référence au berceau familial, le vin symbolisant alors le lien.
Le vin, même s’il est faiblement consommé par les jeunes, n’en reste pas moins une boisson à part dans l’imaginaire, et même s’ils n’en boivent pas ils annoncent que cette tradition de consommation ne doit pas se perdre. Cet apparent paradoxe est vite dépassé si l’on admet, au vu des analyses de contenu des entretiens, que parler du vin c’est parler de sa vie privée, de son enfance, de ses parents, bref, de ce qui permet la construction du sujet, de ce qui l’inscrit dans le monde : sa famille.
Si le point d’ancrage du discours est, dans la plupart des cas, la famille instituée, très vite, le discours sur le vin cède la place à un discours sur la famille fantasmée dirons-nous où la mémoire familiale fait son œuvre.
En faisant mémoire, le vin fait lien entre les générations mais cette mémoire obéit à la règle classique des transmissions où le sujet, même s’il souhaite perpétuer la tradition familiale ressent le besoin d’être à lui-même sa propre fin. Ainsi donc les pratiques liées à la consommation de vin se transmettent dans une dynamique de changement qui dépend aussi des évolutions sociales (avec ces dernières décennies par exemple une vraie volonté des politiques de santé à faire évoluer le consommateur).
De plus, cette mémoire familiale liée au vin permet au sujet de revivre des souvenirs des temps passés où l’enfance et l’adolescence tiennent une place centrale. Nous pouvons ainsi entendre dans les entretiens bons nombres d’anecdotes, de souvenirs permettant la résurgence d’affects et permettant au sujet de revivre des moments intenses en émotion qui sont le plus souvent des moments de partage et de plaisirs.
Enfin nous dit Muxel (1996), la mémoire familiale permet au sujet de subjectiver son histoire. En parlant du vin dans l’après-coup, le sujet s’inscrit dans une historicité familiale où il prend place en tant que sujet unique d’une lignée.
La scène privilégiée rapportée par cette mémoire familiale autour du vin est celle du repas. Véritable microcosme de la famille, le rituel du repas familial dit les places, les rôles et les affinités de chacun. Ce moment du repas est par définition un moment de partage qui raconte les traditions familiales. Dans certaines familles où la table des enfants est séparée de celle des adultes, le moment du repas marque symboliquement l’interdit et ce n’est qu’en passant à la table des grands que l’adolescent sera autorisé à boire du vin.
Mais le repas qui rassemble la famille à son grand complet permet aussi l’illusion de ne faire qu’un. Matrice rassurante et contenante, le partage du repas et donc aussi du vin, participe à la contagion de fantasmes où le mythe familial vient marquer la singularité de certains membres de la famille. Ainsi un jeune homme nous parlait de son grand père comme le héros de la famille, personnage aimé de tous, ce patriarche passionné de vin représentait une figure paternelle forte à laquelle ce jeune bordelais voulait ressembler.
Dans ce tableau familial dépeint par les jeunes, les rôles principaux sont dédiés aux figures masculines. Historiquement, le rôle du père est celui de l’autorité. Alors, même si ce statut a changé, la régulation de la consommation de vin semble rester l’apanage de celui représentant le père. Tour à tour permissif ou interdicteur, la figure paternelle règle le rapport au vin et quand le père n’est pas d’accord, c’est le grand-père, figure supra-paternelle en quelque sorte qui encourage la consommation de vin. Il serait d’ailleurs intéressant de comprendre ici les enjeux psychiques œdipiens se jouant entre père (grand-père permissif) et fils (père interdicteur) auprès de l’enfant.
Dans tous les cas, ces premières dégustations de vin en famille sont maîtrisées par les adultes et toujours proposées avec un souci de modération, autrement dit, la figure paternelle marque ici de son sceau le rapport à l’interdit en se faisant le tiers tout-puissant.
Penser au vin chez les jeunes, c’est faire référence à la famille source de transmissions. Une famille qui dit d’où elle vient et les valeurs que ses membres partagent et, ce qui est alors transmis aux enfants c’est aussi un autre sentiment identitaire. Si la famille est un repère identitaire central pour l’enfant, la région, voire même la nation fait office d’organisateur identitaire pour la famille ; le vin, dans ce contexte marque la spécificité de la France et raconte l’histoire de notre civilisation. Autrement dit en parlant du vin ce que le sujet nous dit c’est qu’il appartient à une famille mais une famille française, une famille dont l’histoire a traversé les siècles et les générations et où les valeurs gastronomiques mises au premier plan distinguent le peuple français et orientent les traditions familiales : le vin dit alors l’exception française.
Mais la famille transmet finalement quelque chose de bien plus personnel, de bien plus singulier, c’est le rapport au plaisir. Le vin se fait alors le représentant de la pulsion de vie et ce que les jeunes veulent retenir du vin c’est sa capacité à faire prendre du plaisir. Un plaisir à la fois solitaire et partagé. Solitaire car l’expérience du goût est une expérience éminemment subjective mais partagée car on goûte ce que l’autre nous propose et l’on goûte en même temps que l’autre. Au-delà du plaisir gustatif, ce qui ressort de ces entretiens, c’est ce sentiment que le vin permet une certaine osmose entre les personnes, dans la mesure où il est consommé avec modération. En ce sens, l’alcoolisme dénué de plaisir pour les jeunes serait plutôt du côté de la pulsion de mort car au lieu d’inscrire le sujet dans une dynamique relationnelle, il le coupe de son entourage, il l’enferme dans la dépendance.
En conclusion, tous ces éléments confèrent au vin un statut de boisson à part car ce qui est partagé, ce qui est consommé, ce qui est fantasmé avec le vin pour la majorité des jeunes rencontrés c’est une partie de leur histoire. Une histoire certes immanquablement collective, partagée, aliénante, mais aussi et ce qui nous intéressera maintenant plus particulièrement, une histoire personnelle, individuelle, singulière, celle du sujet de l’inconscient dans sa dimension intersubjective (Kaës, 1993).
Partie 3 / Vin et subjectivité : la pensée intime
1- Quelques éléments théoriques
a. Parole et subjectivité
« C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme » (Benveniste, 1966, p 259).
Dans son Cours de linguistique générale (dispensé entre 1907 et 1911 à Genève), Saussure pose les bases de ce qui sera une linguistique scientifique contemporaine. Il introduit alors deux termes pour nommer les parties constituantes du signe linguistique : le signifiant et le signifié. Pour lui, le lien conscient entre ces deux entités est de nature arbitraire : le mot « vin » (le signifiant) n’a aucune attache naturelle dans la réalité avec le produit réel vin (le signifié).
Remarquons que dans une certaine mesure, en psychanalyse, le lien, inconscient cette fois-ci, entre le signifiant et le signifié n’est plus arbitraire mais bien motivé car, « le langage a une double référence : la première, historique, privée, avec les signifiants verbaux qui ont frappé nos oreilles de petits enfants (…). Une seconde référence est liée aux lois mêmes du langage, et à la multiplicité des prises de sens possibles à travers les jeux de mots, les métaphores, les métonymies, qui peuvent, dans les processus conscients, tenir lieu de condensations et déplacements à l’œuvre dans le processus primaire » (Gibello, 2003, p 37), ainsi parle-t-on de la robe du vin, de sa cuisse ou encore de son nez.
Nous comprenons ainsi que le langage offre une capacité réflexive au sujet, penser en parlant, penser à ce qui l’entoure, penser à lui-même et à sa condition. « La langue est un code commun à tous ceux qui la parlent mais ceux qui la parlent l’actualisent, l’infléchissent, la modulent, la transgressent, la pervertissent pour exprimer, pour faire connaître, pour imposer leur subjectivité » (Anzieu, 2003, p 8). Il nous suffit d’écouter la description sensorielle d’un vin par un œnologue pour comprendre que plus qu’une description codée des saveurs, c’est de ses émotions, de son histoire dont il parle en parlant d’un vin (Brochet, 2000).
Gori (2003) avance que la parole ne peut advenir que dans un espace libre entre le corps et le code, entre la subjectivité et l’objectivité. Pour l’auteur, parler peut signifier prendre du plaisir en faisant du bruit avec sa bouche. Des babillements du nourrisson aux discussions interminables sur les vins que l’on a pu goûter ou acheter… c’est bien le plaisir à vouloir se re-présenter une situation plaisante qui domine.
Le sujet parlant et pensant est finalement aliéné par ce langage qui serait en quelque sorte au service de son inconscient ; aliéné certes mais qui lui permet de déployer sa subjectivité propre en proposant des façons singulières et infinies d’exprimer son histoire.
La question pour nous devient alors : à quel autre signifiant, le signifiant « vin » renvoie t-il au niveau inconscient ? Que nous dit le sujet de sa propre subjectivité en parlant du vin ?
b. Elaboration oedipienne et fonction paternelle
La découverte du complexe d’Œdipe, même si le terme n’apparaît vraiment qu’en 1910 dans les écrits de Freud, s’accomplit au cours de son auto-analyse.
Aussitôt, Freud fait référence au mythe d’Œdipe pour décrire les désirs amoureux et hostiles de l’enfant à l’égard de ses parents.
« Sous sa forme dite positive, le complexe se présente comme dans l’histoire d’Œdipe-Roi : désir de la mort de ce rival qu’est le personnage du même sexe et désir sexuel pour le personnage du sexe opposé. Sous sa forme dite négative, il se présente à l’inverse (…). En fait, ces deux formes se retrouvent à des degrés divers dans la forme complète du complexe d’Œdipe » (Laplanche et Pontalis, 1997, p 79).
Parler du père ou de la fonction paternelle dans une perspective psychanalytique, c’est moins parler d’un être incarné que d’une entité essentiellement symbolique.
En ce sens, parler du phallus en psychanalyse, c’est nommer la fonction symbolique paternelle. Le phallus n’est autre que le représentant du pouvoir, de la loi et de l’interdit, il est aussi ce qui symboliquement ordonne le désir. C’est cette fonction symbolique que l’enfant aura à intérioriser avec la résolution du complexe.
Ainsi, comprendre l’importance de l’objet phallique dans la structuration psychique du sujet, c’est comprendre le rôle du père.
Il convient à présent de décrire plus en détail le processus œdipien qui, selon Lacan, s’ordonne en trois temps.
Dans un premier temps, le père semble étranger à la dyade fusionnelle mère-enfant, et l’enfant se constitue comme seul objet capable de combler la mère : il est le phallus (ce que représente symboliquement le père, c’est-à-dire la Loi et le désir de la mère).
Dans un second temps, la présence de ce Père réel « apparaîtra inévitablement de plus en plus gênante à l’enfant dès lors qu’elle prendra une certaine consistance significative vis-à-vis du désir de la mère et de ce que l’enfant est à même d’en saisir » (Castelain-Menier, 1997, p 44). Le Père réel devient ce Père imaginaire qui est le phallus pour l’enfant.
Enfin dans un dernier temps, qui est à proprement parler le temps du déclin du complexe d’Œdipe, ce qui prime, c’est l’avènement du Père symbolique. « En tant qu’il a le phallus, le père [symbolique] n’est plus celui qui prive la mère de l’objet de son désir. Au contraire, parce qu’il est détenteur supposé du phallus, il le réinstaure à l’unique place où il peut être désiré par la mère. L’enfant, comme la mère, se trouve donc inscrit dans la dialectique de l’avoir : la mère qui n’a pas le phallus peut le désirer auprès de celui qui le détient ; l’enfant qui en est également dépourvu, pourra aussi le convoiter là où il se trouve » (Dor, 2002, p 112).
Le Père symbolique, père œdipien pourrions-nous dire, est donc celui auquel l’enfant attribue imaginairement l’objet phallique. « Si le désir de la mère est soumis d’une certaine façon à l’instance paternelle supposée priver, interdire et frustrer, il en résulte que la mère reconnaît aussi la loi du père comme celle qui médiatise son propre désir. Une seule conclusion s’impose à l’enfant : la reconnaissance qu’elle a de cette loi n’est autre que celle qui régule le désir qu’elle a d’un objet qui n’est plus l’enfant mais le père (…). Avec ce nouveau déplacement de l’objet phallique s’inaugure le temps décisif du complexe d’Œdipe où l’instance paternelle va se défausser de ses oripeaux originaires pour advenir en place de Père symbolique, c’est-à-dire en un lieu où il sera investi comme celui qui a le phallus » (op.cit, p 47).
On comprend bien ici, qu’une fois identifié comme celui qui détient le phallus (autrement dit celui qui symboliquement représente la Loi), le père devient inévitablement l’objet privilégié des identifications secondaires de l’enfant. Ainsi, le petit garçon s’engage dans la dialectique de l’avoir en s’identifiant à son père supposé en être le détenteur, comme lui par exemple il voudra une belle cave. La fillette peut elle trouver en la personne de sa mère un support identificatoire sur le mode de ne pas l’avoir, comme sa mère elle ne s’occupera pas de la cave et comme elle, elle saura que c’est le lieu du père. Ainsi la fillette comme sa mère, «sait où [le phallus] il est, elle sait où elle doit le prendre, c’est du côté du père, vers celui qui l’a » (Lacan, cité par Dor, 2002, p 112).
Vous verrons comment, le signifiant vin peut inconsciemment se faire le représentant de cette fonction paternelle symbolique.
2- Démarche empirique
Pour cette ultime étape de la recherche, nous avons rencontré à nouveau 18 jeunes suite à la première rencontre en entretien semi-dirigé.
Cette fois-ci, nous proposions un entretien clinique de recherche, toujours anonyme et enregistré, d’une durée approximative d’une heure. Le jour de la rencontre, nous demandions au sujet :
« Racontez-moi votre histoire personnelle du vin ».
Cette consigne quelque peu déstabilisante pour le sujet était généralement suivie d’une question telle que : « Je commence par où ?, vous attendez quoi ? ».
Nous répondions alors dans la mesure du possible pour faire suite à la consigne : « Vous commencez par où vous voulez, par ce que vous voulez, comme vous le voulez ; il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, c’est votre avis qui importe ».
A travers cette consigne, pour le moins ouverte, nous proposions d’interroger les résonances intimes et associatives du mot vin en tentant d’engager le sujet sur la voie de la subjectivité. Comment les sujets allaient-ils se saisir de cette consigne, qu’allait-il surgir des entretiens ? L’inédit sans aucun doute, autrement dit, la marque de la singularité s’exprimant en fonction de l’histoire de chacun (Keller & Ducousso-Lacaze, 2004).
3- Résultats
Finalement, que nous dit le sujet de sa propre subjectivité en parlant du vin ? A quels autres signifiants le signifiant vin renvoie-t-il ?
La dernière partie de ce travail a pu mettre à jour quatre thèmes majeurs (analyse de contenu thématique) surgissant dans les entretiens cliniques de recherche.
Le signifiant vin, fréquemment associé à la figure paternelle dans le discours manifeste des jeunes et ainsi révélateur des enjeux psychiques se jouant entre père et fils, entre père et fille. Symboliquement détenteur du phallus, autrement dit de la capacité à poser la Loi et à combler le désir de la mère, le père dans la problématique œdipienne tient un rôle central. Modèle identificatoire pour les fils qui, comme le père, veulent détenir à leur tour le phallus, le vin revêt donc les atouts de cette puissance paternelle symbolique qui reste à gagner pour les fils. Objet d’investissement libidinal qu‘il a fallu abandonner pour les filles, le partage autour du vin permet alors le contournement de l’interdit œdipien en autorisant à prendre du plaisir avec le père. Ainsi le signifiant vin se fait le représentant du phallus, il est ainsi investi et pensé différemment en fonction de l’appartenance sexuelle des sujets.
Nous avons d’ailleurs pu relever une spécificité masculine autour de la question du plaisir : l’importance du vin et plus particulièrement, des connaissances sur le vin prennent place dans les récits de scènes de séduction. Le vin, signifiant du père détenant le phallus, est ainsi envié par les fils en tant qu’il représente un moyen de séduire et de satisfaire l’autre objet du désir : la femme. Dans ce contexte, prendre du plaisir avec le vin ou connaître le vin apparaît comme le métaphore de prendre du plaisir sexuel avec un(e) autre et/ou connaître le désir de cet autre.
Antoine 22 ans craint de perdre de sa virilité s’il n’arrive pas à mieux s’y connaître en vin. Petit, il avait l’impression de voir « l’étincelle dans les yeux des femmes quand les hommes savaient leur parler du vin ».
Ainsi l’investissement subjectif de l’objet vin se fait en fonction de l’appartenance sexuelle du sujet, comme d’ailleurs l’investissement des différents lieux de la maison, ainsi la cuisine est-elle pensée au féminin et la cave au masculin. Laure, 20 ans parlant de ses parents : « c’est pas les vins qui dirigent la cuisine…ma mère dit « voici le menu », et c’est au dernier moment, mon père va à la cave et dit « je prends ça ». Non, c’est pas le contraire, c’est pas le vin qui décide ! ».
La cave, décrite aussi comme lieu atemporel, lieu de l’intimité et du secret nous apparaît alors comme une métaphore de l’inconscient paternel.
Si le vin raconte la vie familiale dans sa réalité quotidienne (mon père buvait un verre de vin à tous les repas), il dit aussi les fantasmes qui la traversent et permet alors au sujet de penser son histoire, une histoire qui s’inscrit fondamentalement dans un souci de transmissions trans-générationnelles. Caroline, 22 ans, parlant de son grand-père disparu : « C’est vrai que à Noël, on va prendre les bouteilles qu’il aimait bien…on a une pensée pour lui…c’est vrai qu’il est souvent là au moment des repas par rapport au vin parce qu’on se retrouve entre femmes et que le choix du vin c’est pas notre domaine ».
Ce que le sujet raconte en parlant de son « histoire personnelle du vin » n’est autre que son histoire personnelle. Le sujet nous dit qu’il est un sujet pensant et surtout un sujet désirant, avec le souci omniprésent d’inscrire sa marque et de trouver un sens à sa place dans l’ordre des générations.
La dernière partie de cette recherche, en proposant une lecture interprétative du contenu latent des récits permet d’affirmer qu’au-delà d’une pensée publique et consensuelle à propos du vin, au-delà de cette pensée commune rappelant un spot publicitaire (le vin c’est la convivialité assurée !), le vin est avant tout un représentant de la problématique œdipienne et en ce sens, il prend un sens singulier pour chaque individu.
Finalement, parler du vin revient bien souvent à parler de sa relation au père : du mythe familial au secret de famille, de l’amour inconditionnel au conflit avéré, chez les garçons comme chez les filles, il existe bien une pensée intime à propos du vin, une pensée largement associée à la figure paternelle.
Conclusion générale
In vino veritas… dans le vin la vérité, la vérité du sujet,
celle de son histoire et de sa subjectivité.
Comment les jeunes se représentent-ils le vin ? Telle était notre question de départ pour ce travail de recherche ; inscrit dans une réflexion collective, cette thèse visait à mieux comprendre les rapports complexes existant entre les jeunes adultes et le vin.
Des représentations communes partagées aux représentations intimes propre à chaque individu, notre travail a tenté de montrer comment un même objet, ici le vin, pouvait être pensé et investi différemment en fonction du contexte.
Nous espérons que la présente recherche se fera l’initiatrice de plusieurs à venir sur le thème de la relation « Homme – Vins ».
L’approche psychologique peut en effet permettre de se saisir des mécanismes impliqués dans les évolutions de la consommation, ne serait-ce qu’en comprenant mieux le consommateur – entendons un sujet qui a le choix de consommer ou non – aux prises avec des enjeux psychiques et une histoire dont il n’a pas pleinement conscience et qui, pourtant, ne sont pas sans influencer ses habitudes consommatoires.
Une recherche trans-générationnelle permettrait de compléter directement ce présent travail. En comparant les représentations des jeunes à celles de la génération des parents et des grands-parents, nous pourrions mieux comprendre comment comportements et représentations s’influencent mutuellement et surtout, nous pourrions construire des outils permettant d’envisager comment ce rapport « Homme-Vins » est susceptible d’évoluer pour les générations futures.
Il serait intéressant également de poursuivre ensuite par une étude comparative entre pays viticole, non-viticole et surtout, un pays viticole-jeune (Australie, Chili, etc.), afin d’apprécier le poids des traditions sur les modes de consommation et sur les représentations.
Au total, mieux comprendre l’univers du vin en comprenant mieux l’impact de ses enjeux subjectifs et intersubjectifs pour le sujet-consommateur, tel pourrait être l’axe de recherche proposé par notre discipline. En associant des réflexions cliniques aux données plus objectives, à ce que pensent et font les consommateurs, les travaux scientifiques en psychologie devraient éclairer la relation « Homme-Vins » en sortant du vain débat passionnel opposant amateurs et détracteurs.