Conférence de Maître Michel Serres, Académicien
Un pic, un cap, une péninsule… Cyrano s’enorgueillit des dimensions formidables de son nez. Quoiqu’il s’allonge aussi énormément que la jactance de son porteur, celui-ci, ô scandale, ne se vante d’aucun odorat ; bien qu’elle fanfaronne aussi volumineusement, sa bouche cause mais ne s’arroge pas de goût (Michel Serres)
UN UNIVERSEL DE COMMUNICATION ?
Un pic, un cap, une péninsule… Cyrano s’enorgueillit des dimensions formidables de son nez. Quoiqu’il s’allonge aussi énormément que la jactance de son porteur, celui-ci, ô scandale, ne se vante d’aucun odorat ; bien qu’elle fanfaronne aussi volumineusement, sa bouche cause mais ne s’arroge pas de goût.
La fameuse tirade chante moins le nez qu’un organe…. gigantesquement phallique dans sa forme, mais impuissant pour les fonctions. Le pauvre poète se verrait-il donc privé d’accès à sa bien-aimée ? Ne lui reste-t-il que la parole ? Voilà bien le sujet de la pièce.
Vous le savez mieux que personne, qu’importe, du nez, le volume et la forme, le principal restant de humer.
Hélas ! Il faut, moi aussi, que je m’en tienne au langage. La langue française donne trois sens au verbe sentir, ainsi qu’au mot sens :
- humer, par un seul sens, celui de l’odorat, se dédouble en odeur passive – ce Médoc, ce Sauternes sentent la cerise mûre ou l’écorce de pin – et l’olfaction active – je sens dans ce Graves, dans ce Pomerol, rose et œillet -. Le nez partage le verbe avec le vin ;
- l’importance de l’odorat se mesure à ceci que sentir indique, de plus et en somme, le fonctionnement des sept sens : vue, ouïe, tact, goût, odorat, coenesthésie et kinesthésie, ces deux derniers signifiant sens interne et sens en mouvement ;
- et, pour finir le moins sensoriellement et le plus abstraitement du monde, le sens signifie aussi la signification.
Pourquoi ce mot et ce verbe étendent-ils l’odorat aux fonctions sensorielles du corps et aux acceptions du langage ? Depuis peu de temps, je crois pouvoir répondre à la question. Voilà pourquoi j’ose m’adresser à vous, malgré mon indignité. Pardonnez-moi de laisser quelque temps le détail objectif de vos crus illustres pour célébrer un organe, dont, ce soir, je recompose une tirade ou complète plutôt celle de Cyrano qui, à force de se bercer dans les sonorités de sa tumescence bavarde, en oublia l’odorat, sens secret qui ouvre l’accès au monde et à nos compagnes, le principal restant d’aimer.
Anosmie et agueusie
Entendez, par exemple, comment notre langue, vantarde, refoule et oublie le nez.
Aveugle et sourd : pour pleurer l’absence de vue et d’ouïe, nous disposons de ces mots usuels ; pour déplorer, de même, qu’un butor bouscule la courtoisie, nous disons qu’il manque de tact. Mais, sauf vous et quelques spécialistes, qui connaît anosmie et agueusie, termes qui désignent la privation respective de l’odorat et du goût, mots si rares que l’on se demande si la langue et ses locuteurs attachent quelque importance à ces défauts. Existerait-il donc des sens majeurs et deux, au moins, mineurs : bouches médiocres et nez sans finesse ? Anosmique quant au nez, Cyrano le savait-il, sur ce point, minuscule ?
L’odorat se rattache, au contraire, à un système neuro-sensoriel si important et répandu qu’on le trouve chez les reptiles et les oiseaux les plus anciens, bien avant qu’un étrange vivant acquière la parole articulée, récemment. L’évolution développa plus tard, en effet, les régions cérébrales ad hoc. Du coup, le langage, qui en dépend, défaille devant des sens si archaïques qu’il paraît ne plus s’en souvenir. Pourquoi parlons-nous aussi mal du goût et de l’odorat ? Parce qu’ils précèdent trop l’extrême modernité du langage.
J’ai préféré parler du nez plutôt que du vin, parce que je ne sais décrire ce dernier que maladroitement. Pourquoi donc ne sais-je pas le faire ? Je voudrais pouvoir répondre à cette question.
L’éléphant aux deux nez longs
Mieux doué que nous sous le rapport d’un appendice nasal dont Cyrano crèverait de dépit, le jeune mâle éléphant répand autour de lui un délicieux parfum de miel ; mais, lorsqu’il avance en âge et que l’adolescence le soumet aux ires et aux délices du rut, une puanteur terrifiante irrite ses congénères, pour, inversement, attirer les femelles, conjuguant ainsi sexe et guerre. Des odeurs rassemblent les jeunes en bandes, poussent les adultes au coït et à la bataille ceux qui aspirent à devenir chefs.
Cette affaire de parfums ne concerne pas que Babar, mais aussi lions de mer, wapitis, rats et chiens, animaux dont les récepteurs olfactifs, nombreux et différents, mais séparés en deux, accueillent d’une part, les molécules parfumées, autour de la famille du benzène, et, de l’autre, des phéromones sexuels.
Nous autres, hommes, différons d’eux, mais peu. Nous avons aussi deux nez, quoique le deuxième, celui de la guerre et du sexe, s’amenuise, pour le pire et le meilleur.
Les deux accès à l’universel
Nous commençons à soupçonner que non seulement les mammifères, mais les reptiles et les insectes…, non seulement les animaux, mais aussi les plantes…, dont certaines molécules favorisent la fécondation… nous soupçonnons donc, dis-je, que le vivant dans son ensemble sent, au sens passif comme activement : qu’il répand un fumet spécifique, d’une part, comme une sorte de signature, et qu’il flaire de l’autre, comme s’il tentait de lire la singularité distinctive de l’autre. L’odorat individue ; le nez décide du principe d’individuation ; nous apprenons par le fumet que tous les vivants diffèrent, qu’il n’en existe pas un semblable à un autre. Trouvons-nous là un chemin universel des relations individuelles entre vivants ?
Lorsque nous humons nos vins, nous célébrons peut-être la grand’messe universelle des vivants singuliers, participant ainsi à tout ce qui, sur la planète, naît, se reproduit et meurt, s’irrite, réagit et, en nouant des relations avec autrui, trouve son irréductible unicité.
Mais l’universalité vitale de ce sens, flair et parfum, vient, à son tour, de ce que les odeurs elles-mêmes se composent de molécules chimiques précises, dont les composés, de mieux en mieux décrits et connus, figurent parmi les simples atomes de la nature, et, par là, universels.
Lorsque nous humons nos vins, nous célébrons peut-être la grand’messe universelle de l’inerte, participant ainsi à tout ce qui existe, vivants et non-vivants, présents sur la planète depuis les milliards d’années du Big Bang.
Au bilan je célèbre ce soir la découverte d’une communication universelle propre, d’une part, à la totalité des vivants et dont, d’autre part, les signaux se composent d’un alphabet aussi universel que le code génétique, fait de quelques lettres comme celles du carbone, de l’azote et de quelques autre notes. Partis de tels éléments, peut-on composer une langue ? Non un code seulement, mais vraiment une langue ?
Comment communiquons-nous ?
En français, nous ne comprenons pas tous les accents ; les Gascons peuvent avoir du mal en Picardie ou au Québec, et réciproquement ; aucun d’entre nous ne parle ni n’entend toutes les langues du monde. Le passage acoustique du langage s’obstrue. Certaines cultures n’ont pas d’écriture ; le canal visible de la lecture se bouche. Mais tous les hommes parlent. Universel, ce langage humain ? Non, puisqu’il dessine d’abord la barrière multiple des langues, mais surtout que ni les animaux, sauf quelques domestiques, ni les plantes ne l’entendent, encore moins les algues, champignons ou bactéries. Sauf dans le cas de saints troubadours comme François d’Assise, le pavillon de nos oreilles fait de nous des sourds aux chants printaniers des colibris et des mésanges, aux hurlements des loups et aux signaux des dauphins. L’œil fait de nous des aveugles aux parades amoureuses des oiseaux charmeurs, au mimétisme des poissons et aux danses des abeilles.
Mais nous partageons parfois avec le jeune éléphant les senteurs de miel que répandent nos amis ; avec les wapitis cornus l’horreur que suggère à un Français moyen ses concitoyens qui ne votent pas comme lui ; avec les fleurs des champs et les floralies de serre la mode féminine et n°5 de Chanel, où, en 1922, Ernest Beaux osa mélanger le musc malodorant que sécrète une glande au périnée de la civette ; bref, nous partageons avec les plantes, les animaux et tout ce qui vit les fumets composés d’éléments retrouvés en excellence dans les vins de Bordeaux.
S’il existe donc quelque chance de déchiffrer un jour un CODE UNIVERSEL DE COMMUNICATION, parions qu’il se trouve dans l’odorat, sens archaïque, certes, mais, pour cette raison, universel peut-être. S’il existe un code secret qui rapproche tout ce qui vit, au moyen de tout ce qui existe, l’odorat sait l’émettre, le déchiffrer, le lire et le comprendre. La langue française a donc raison de donner au verbe sentir tous les sens possibles.
La chimie en énonce les signaux élémentaires ; présents chez la plupart des vivants, les récepteurs organiques en décodent la signification.
À la tétée, flairant l’aréole et le bout du sein, après avoir goûté neuf mois le liquide amniotique, le nourrisson apprend ce code avant toute langue. Quelques mois après, sa langue maternelle suppléera ces signaux qu’il apprit à déchiffrer sur la poitrine maternelle. Le langage fonctionne-t-il de la même façon ? Lui fera-t-il oublier cette communication, universelle et primitive ?
La sémantique odorante avant tout ordre syntaxique
Le chien dispose de 220 millions de récepteurs olfactifs, l’humain de 5 millions seulement ; plusieurs milliers de genres et de formes différents y reçoivent des molécules aussi parfaitement adaptées à leurs dentelures que des clés à leurs serrures. Il existe même des molécules identiques, les unes gauchères, les autres droitières ; elles requièrent des reliefs à sculptures opposées comme nos deux mains.
Or, lorsque nous humons une odeur, elle se compose de plusieurs molécules, chacune courant s’adapter à sa serrure. Une seule joue le rôle d’une lettre d’alphabet ; quelques-unes, ensemble, forment un mot, c’est-à-dire une odeur déjà complexe ; un paysage, une femme, l’un de vos vins, fleurant dix ou cent parfums se lisent alors comme la page d’un dictionnaire, lui-même organisé ou composé d’éléments alphabétiques, syllabes et mots…
Ainsi l’odorat ressemble, non point à une langue, mais à un lexique seulement ; en existe-t-il même un plus universel, plus fin et facile pour l’analyse, la synthèse et la discrimination ?
Je ne sais si tous les sens disposent ainsi d’un dictionnaire ou d’une banque de données aussi parfaitement disposés. J’incline à penser que les sons et les notes de musique forment aussi un tel alphabet, composable en syllabes et en termes. Mais la phrase musicale commence une syntaxe dont l’odorat manque. Par ce commencement, la musique, langue universelle, se place à l’origine de toutes les langues. L’odorat n’enchaîne aucun ordre semblable à des harmonies, contrepoints, fugues ou mélodies. Il en reste à la rubrique.
Ainsi, lorsque nous « parlons » du vin, nous ne savons qu’énoncer des mots comme : violette, poire, écorce de pin, épices, sous-bois, sueur amoureuse… égrenons des noms d’odeurs, fleurs, fruits, arbres ou jardins, peaux et sécrétions… mais restons impuissants à former une syntaxe ou une langue complète en ordre de marche. Nous récitons, mais ne parlons pas ; nous bégayons… voilà pourquoi je n’ai pas su, ce soir, parler du vin ; je ne puis qu’ouvrir le dictionnaire de mon nez. Non pas pic, cap ou péninsule, mais framboise, laurier, molécule à molécule.
Doué de ce premier sens et le développant du placenta et du liquide amniotique vers le sein de sa mère, le nouveau-né en reste donc à une sémantique pure et n’accèdera, plus tard, au langage, qu’avec l’acquisition d’une syntaxe, d’un enchaînement de sons auxquels il pourra donner un sens vague et indéterminé : « avec schtroumph, machin fait chose ». Audible, un son ou, visible, une forme atteignent plus aisément l’abstrait requis par cet arrangement. Les casiers de l’odorat, serrures et clés ensemble, ne disposent ni de case vide ni de jeton nul ni de domino blanc. Il n’y a pas d’odeur innommable.
Pour le langage, il faut une grammaire, c’est-à-dire une sémantique concrète, quelques jetons abstraits, plus une syntaxe. L’odorat fournit les premières pages de cette grammaire : les lettres et quelques mots composés, sans termes libres de sens. Paysages visités, mélodies, caresses… œil, oreille et tact assurent des continuités ; goût et odorat ne les assurent pas et ne font que plaquer des accords discontinus. Ceux-ci en restent au lexique ; ceux-là vont à la grammaire ; les uns savent construire des syntaxes de phrases ; les autres se réduisent à la morphologie.
Voilà pourquoi nous ne savons pas construire une langue complète autour de nos vins.
La sémantique décroît pendant que croît une syntaxe
Comme d’autres vertébrés ou mammifères l’emportent sur nous en équipements concernant l’odorat, notre récepteur à phéromones s’atrophie, surtout après l’enfance. Tout se passe comme si nous perdions en sensation ce que nous gagnons en langage, comme si les organes responsables de l’odorat s’effaçaient lentement devant l’acquisition de la parole. Plus je discours du vin, moins je le sens ; mieux nous le humons, moins bien nous en parlons.
Les sensualistes disent qu’ils n’y a rien dans la connaissance qui ne passa d’abord par les sens ; mais cette origine laisse-t-elle ensuite le relais ? Le petit d’homme repère, décode et lit, à dictionnaire ouvert, les odeurs du sein, de l’aréole, des phéromones et du lait, mais aussitôt qu’il apprend la langue maternelle, efface-t-il les traces de ce codage avant tout langage ? Nos imprégnations primitives durent peu et nous conditionnent moins puissamment que les canards.
Néanmoins, derrière le rideau sonore du français que je bredouille, derrière le voile musical du gascon que je parlais dans mon enfance, gît, muet, le lexique originel des bouquets lisibles aux codes chimiques de la série aromatique, émanées de toutes les choses du monde et des vins de nos terroirs…
Pour retrouver la rubrique propre, originale et précise du nez, au delà de ma décadence bavarde, mieux vaudrait que le vin se transsubstantie ce soir en lait maternel et la bouteille en biberon, mieux encore, dans le sein de ma nourrice, enfin qu’une machine à remonter le temps me transforme de vieillard en enfant.
Ainsi nos vins jouent-ils le rôle de mémoires immémoriales.
Retour au premier nez avant le deuxième
Que n’eût pas déclamé, Cyrano s’il avait appris que nous avons deux nez ? Par l’un, nous jouissons des écorces douces et des fruits légers tout autant que nous souffrons des ordures lourdes ; mais, par l’autre, nous approchons et apprécions nos compagnes, aimons enfants et semblables, haïssons nos ennemis. Le premier nez s’aventure dans les bouquets, le second nous rassemble et construit nos liens, personnels et collectifs.
Savez-vous que le premier, celui nous fait discourir depuis l’aurore de nos vignes, contient, de plus, comme en secret, une originalité vitale, unique dans l’organisme et absent, croit-on, des autres terminaux sensoriels.
Vous savez sûrement qu’en avançant dans le temps, notre organisme varie, s’assouplit ou vieillit, de sorte que l’ensemble des cellules qui le constituent meurt et se recompose. Nous ressemblons aux tourbillons qui se nouent en aval des piles d’un pont sur Garonne : ils ne retiennent jamais la même eau, mais conservent, de manière assez stable, leur forme turbulente et vissée. Autrement dit, réparez la coque du Colbert, changez ses superstructures, hélices et mâture… enfin l’ensemble de ses apparaux ; lorsque vous aurez fini de substituer à toutes les vieilles machines des neuves, s’agira-t-il toujours du même Colbert ? Nul n’en doute et nous naviguerons sur un bateau du même nom ; qu’aura-t-il en commun, cependant, avec l’ancien, réparé, ? Rien, certes, dans le détail, mais tout, assurément dans l’apparence globale. Rien sauf les sept lettres que les peintres réécriront à babord et tribord, à l’avant de sa coque, de chaque côté des écubiers. Aucun élément, mais la forme. Tourbillon instable, Michel Serres a tout changé depuis qu’il vous a quitté voici quelques mois ; pourtant vous le reconnaissez.
Sans cesse différent, jamais le même ; stable de loin et de près méconnaissable, voilà notre corps, pareil au couteau de Jeannot dont vous savez qu’il reste le couteau de Jeannot, même quand Jeannot change sa lame, atteinte par l’âge ou l’usure, et qu’il lui sculpte un nouveau manche, lorsque l’ancien casse.
Stable, sauf une exception : le système nerveux. Les neurones acquis par l’embryon et développés juste après la naissance restent stables en nombre, puis dégénèrent et se perdent. Parmi le tourbillon turbulent du corps, quelques rares poches restent fixes ; il semble qu’en réparant notre Colbert, un ingénieur ne change jamais certains organes. En raison de cette pernamence nerveuse qui implique de l’usure, il importe cent fois plus, pour garder la jeunesse, d’exercer son intellect que de faire de la gymnastique. Courez, marchez, certes, levez des poids si cela vous chante, vous n’exercez alors que des muscles assez renouvelés, mais si vous ne tentez pas de lire demain un volume plus ardu que celui que vous lûtes hier, Alzheimer vous détruira.
Or, de nouveau, le système nerveux montre une exception reconnue depuis peu de temps : notre nez vineux et odoriférant. Chez tous les vertébrés, souris, moutons ou chiens, hommes et femmes enfin, l’olfaction suscite des cellules souches qui créent des neurones. En certains laboratoires, vous pourriez suivre, aujourd’hui, la formation de nouvelles cellules, dans le parcours entre le terminal sensoriel, en haut de l’appendice dont Cyrano fait l’éloge, et les organes cervicaux. Nous ignorons encore si de telles nouveautés arrivent à l’œil, au tact ou à l’audition. En l’état contemporain du savoir, seul le nez crée. J’ai voulu partager ce soir avec vous, les plus dignes de la recevoir, cette bonne nouvelle.
Humez donc vos vins, cela vaut de lire les livres difficiles que je recommandais… je me demandais aussi depuis longtemps pourquoi vous me paraissiez si intelligents !
L’odeur donne vie. Nouvelle, créative, divine. Dans les Cinq sens, à propos de l’éloge d’un Yquem, j’avais déjà noté que la plus ancienne tradition nous nomme homo sapiens, latinisme qui, à la lettre, signifie, l’homme qui goûte et sent, qui apprécie la sapidité d’un met ou d’un vin de qualité. Je n’avais pas encore compris la profondeur de ce baptême.
Sectionnez les nerfs olfactifs d’une souris, elle meurt ; elle ne peut supporter l’anosmie. À la voir se laisser aller, on comprend vite qu’elle n’a plus goût à la vie. Tiens, voilà que nous utilisons, de nouveau, le goût, pour la vie. Sans odorat, mourrions-nous ? Je le pense. Nous manquerions de ce moteur exceptionnel de survie : entendez par survie la création, en nous, de cellules nouvelles.
Notre monde, l’entourage, le paysage, les rues et le village, notre habitat, notre corps propre, les autres, ceux qui forment notre quotidien, nous mourrions de ne plus les sentir. Sans parfum, nous perdrions la vie. Pour qu’elle nous intéresse, qu’elle nous anime, qu’elle nous retienne vivants, nous devons la humer. Nos existences s’entretiennent d’un nuage de parfums. Mieux, elles croissent et s’intensifient.
Unanimes, tous mes amis émigrés de longue date aux Etats-Unis ont plus la nostalgie des fragrances de la France que de tout autre souvenir. De même que les peintres dessinaient les saints environnés d’une auréole, d’un nimbe, d’une gloire… quasi translucides, que leur talent savait représenter, nous avançons dans le temps et l’espace, entourés d’un nuage d’effluves et d’arômes, de parfums et d’émanations, laissant derrière nous queue ou sillage de remugles et de puanteurs. Nos attachements, nos choix, le seuil de nos préférences, les voilà mêlés et marqués dans un bouquet invisible qui nous accompagne, nous soutient et parfois charme. Nous mêlons enfin nos nuées respectives de sorte que ce banc glorieux, continu et déchiré, constitue notre espace de communication.
Vous devinez dès lors quelle avance prennent sur les autres humains, depuis des générations, les aristocrates formés aux complexités qui s’élèvent d’un verre de Graves, de Médoc ou de Sauternes, de Pomerol ou de Saint-Émilion. La nuée vitale qui entoure les têtes devient chez eux un quasi-cumulo-nimbus. Décernons donc le nimbe et l’auréole à nos académiciens !
Sexe et agressivité
J’annonçai tantôt que nous avions deux nez. Voici l’autre maintenant, caché dans le petit organe voméro-nasal, sensible, quant à lui, aux phéromones, ces substances qui suscitent chez les récepteurs des conduites sexuelles, agressives ou identitaires. La souris y dispose de 150 récepteurs ; les nôtres, si peu nombreux que certains en contestent même l’existence, régressent après la puberté. Le lien d’amour, celui qu’induisent la reproduction et la maternité, le lien social et la reconnaissance… découlent, chez les bêtes, de ces hormones que sécrètent les corps, présentes dans la sueur ou les urines. Ainsi nous sentons-nous parfois, désirons et détestons. Lorsque certains animaux se reniflent, ils hument aussi bien, le degré de la fureur que l’autre éprouve devant eux autant que son excitation sexuelle. L’expression « ne pas pouvoir sentir quelqu’un », non métaphorique, met, réellement, en danger les animaux et les hommes qui sentent la haine de l’autre ou ne peuvent accéder aux délices de l’amitié.
Le premier nez hume les choses, le second sent les personnes ; l’un nous ouvre le monde, l’autre serre les relations ; celui-ci pour la nature, celui-là pour la culture ; tel pour le jardin, fleurs et fruits, tel pour la jardinière, peau et corps, sueur et poils ; ici adonné au lys et au jasmin, là implorant la Sulamite bien-aimée, au Cantique des Cantiques.
Physique et, bientôt, spirituel. Signifiant d’abord le souffle, l’âme commence par l’émanation.
Quoique, le plus souvent, la langue, chez nous, remplacent les sens, ils ne se taisent pas complètement. Sinon, trouverions-nous, en nos vins, des senteurs qui dépassent les fleurs et les fruits, qui excèdent l’écorce et la truffe ? Nous y découvrons, parfois, des sueurs mâles ou femelles, la récompense d’une après-midi amoureuse ou la ressource du désir. Quelle fête peut se priver de nos vins, surtout si, assumant et dépassant la chair, elle cherche un passage subtil du sexe à l’amour ? Nos vins sollicitent nos deux nez pour faire de nous des hommes complets.
Vous devinez dès lors quelle avance prennent sur les autres humains, depuis des générations, les aristocrates formés à chercher leurs ressources dans un verre de Sauternes, de Graves, de Médoc, de Pomerol ou de Saint-Émilion. La puissance vitale qui ressuscite les corps monte chez eux mieux encore que la sève dans un ceps de vigne.
Seuls mériteraient de se vêtir de vert nos académiciens !
Le lieu que Descartes nomme glande pinéale
Je viens de rencontrer l’âme. Où s’articule-t-elle avec le corps ? J’ai autrefois placé ce lieu entre l’oreille externe et l’interne, puisque celle-ci règle l’équilibre et risque le vertige, pendant que celle-là reçoit l’émotion de la musique, le rythme des poètes et le sens des sages. Voilà, disais-je, l’espace mystérieux que Descartes, par exemple, chercha sans le trouver, où le corps dicte à l’âme son port et ses attitudes, et, en même temps, où l’âme souffle au corps des significations.
Le même lieu se situe-t-il entre nos deux nez ? L’un nous accorde aux fleurs et fruits, cuit et cru, bouquets ou coalescences… l’autre nous attache aux sueurs et aux peaux, à la chair et à nos compagnes, pour nouer les liens sociaux et humains. Ainsi nos vins harmonisent les hommes et le monde, entrent donc dans le lieu secret où le corps chuchote à l’âme qui elle doit aimer, ou l’âme couvre le corps des bouquets enivrants de la jubilation sexuelle.
Avons-nous, de même, deux tacts et deux goûts, voyons-nous avec deux regards ? L’un accèderait, ainsi, aux couleurs et aux formes, aux reliefs et aux déplacements, pendant que l’autre lirait sur les paysages, la terre et le ciel, les signes de son destin. Aurions-nous dix à quatorze sens, plutôt que cinq ou sept, compte plus ou moins tenu du sens interne et de celui des mouvements ?
Quelle source de parfums sollicite les deux odorats ensemble plus que nos vins et nos compagnes ? Le Cantique des cantiques ne cesse de les associer, où le roi Salomon et sa bien-aimée concélèbrent depuis des millénaires leurs réciproques odeurs animales et florales, en les comparant aux vins du Paradis retrouvé en leur corps.
Pardonnez-moi, ce soir, de n’avoir pu rivaliser avec ce poème inégalable qui chante ensemble les deux baumes, les deux sources, l’enivrement d’amour et l’amour de nos vins, les deux liens universels de vie.
MICHEL SERRES
Châteaux Carbonnieux et Smith-Haut-Lafitte