Déjeuner-dégustation, animé par Michel Rolland, Oenologue-Consultant, qui s’est tenu à la Maison du Vin de Bordeaux
Je veux d’abord remercier l’Académie du Vin de Bordeaux de m’avoir invité. Je connais beaucoup d’entre vous que j’ai eu l’occasion professionnellement de croiser au cours de mes 31 ans de carrière
Je veux d’abord remercier l’Académie du Vin de Bordeaux d’avoir été invité. Je connais beaucoup d’entre vous que j’ai eu l’occasion professionnellement de croiser au cours de mes 31 ans de carrière.
Avant de parler des vins, je souhaiterais simplement vous raconter un peu, ce que je fais et pourquoi je le fais car j’ai la réputation de voyager beaucoup !
J’ai eu la chance, il y a une vingtaine d’années d’avoir été invité aux Etats-Unis pour donner des conseils en vinification. A cette époque là, je rêvais de voir ces pays nouveaux et il s’est créé une sorte de fascination du voyage et d’aller à la rencontre des gens.
Je ne délaisse pas Bordeaux, car je suis plus Bordelais que les Bordelais : je suis né à Pomerol. J’ai un laboratoire sur cette commune dont je m’occupe encore.
J’ai eu la chance d’être appelé dans beaucoup de pays et aujourd’hui je fais du vin dans 12 pays différents. J’ai fait des rencontres assez extraordinaires à travers ces voyages et les gens du vin ont toujours des traits d’union : la culture et la convivialité.
C’est un phénomène que l’on rencontre partout avec des cultures différentes.
Mon prochain voyage sera l’Inde. En Inde, la culture du vin n’existe pas, sauf à travers les gens qui ont eu une formation plus du côté d’Oxford ou de Cambridge que du côté de Bombay. Ainsi mes voyages ont plutôt été liés à la possibilité de s’exprimer sur le plan œnologique car il n’est pas toujours simple de faire du vin sous toutes les latitudes.
Etant natif de Pomerol, j’ai l’habitude de dire que faire du vin à Pomerol, c’est relativement simple. Faire du vin à Bangalore en Inde, cela demande un tout petit peu plus de réflexion, non pas pour se poser la question : « Est-il bon ou est-il grand ? » mais se poser la question : « Est-il buvable ? ».
Dans ce pays, il y a 2 cycles par an et nous faisons une double taille. Ce qu’on appelle là-bas un « back pruning ». Sur le plan technique, nous pensons à des choses qui ne vous viendraient même pas à l’esprit sur nos bons terroirs bordelais.
Voilà pourquoi j’aime voyager et je suis prêt à aller vinifier à peu près dans tous les endroits du monde !
Aujourd’hui, l’idée qui m’est venue à l’esprit, est de poser un regard sur nos « terroirs » dans une région aussi diversifiée que Bordeaux.
J’ai toujours l’habitude de défendre les terroirs partout où je me trouve que ce soit dans la Cordillère des Andes, dans la Napa Valley ou même en Inde.
A partir du moment où les sols changent, on peut dire que le terroir change et on y trouve une modification de la qualité, de la nature des vins.
Le terroir existe. C’est une notion extrêmement importante, à laquelle on ne déroge pas. Je suis convaincu que l’œnologie ne passera jamais au-dessus d’un terroir.
Les œnologues font des vins identiques partout. C’est un peu stupide.
Le terroir est toujours le juge de paix et d’une façon ou d’une autre, c’est lui qui finira par s’exprimer.
Il s’exprimera jeune, il s’exprimera un peu plus tard mais il s’exprimera toujours. Les grands terroirs, nous les connaissons et nous savons qu’ils ont tous cette capacité de vieillissement et de donner une expression au vin qui leur est propre et à laquelle on ne peut pas déroger.
Tous les vins qui sont servis aujourd’hui, sont dans le millésime 1990. C’est ce qui en fait l’intérêt et nous dégusterons deux séries de vins, chacune composée de trois appellations différentes.
1990 est un millésime dont on a venté les mérites. Ce fut une très grande année qui a bénéficié d’une remarquable arrière saison. Le mois d’octobre n’en finissait pas d’être beau et agréable, sans pluie ni froid. On aurait pu vendanger et, vendanger encore, sans aucun problème. Ce qui a contribué à la qualité de ce millésime.
Pour cette première série de dégustation, nous avons dans les appellations Margaux : le Château Siran, Saint-Julien : le Château Gloria et Moulis : le château Poujeaux.
Château Siran à Margaux :
Ce Château Siran est un très bon exemple. On a à la fois des caractères très épicés, très intenses au nez. Il y a une jolie intensité aromatique. Il faut noter la belle tenue de la couleur, pour un vin qui a 13 ans… Il se maintient très bien et a conservé sa fraîcheur.
Sur le plan aromatique, ses notes épicées assez marquées, presque de fruits confits, de tabac, sont caractéristiques de son terroir et démontrent la grande qualité du millésime et la fraîcheur que peut conserver ce vin.
En bouche, c’est un vin assez puissant.
Les Siran n’ont pas toujours la délicatesse de certains Margaux. Ils ont un côté plus viril, plus musclé. Avec l’âge, dans un bon millésime et de bonne maturité, ils n’ont rien d’agressif. Les tanins sont devenus soyeux et conviviaux.
Château Gloria à Saint-Julien :
Saint-Julien est une petite appellation mais dans laquelle il n’y a que des stars. Château Gloria n’est pas un cru parmi les plus connus, mais quand on regarde son histoire et son emplacement, on s’aperçoit qu’en fait, c’est une propriété qui a été reconstituée sur des terroirs qui appartiennent, peu ou prou, à des crus classés. Il n’était pas classé en 1855 mais par ses sols, son emplacement, il aurait pu faire partie de cette honorable classification.
Dans ce millésime 1990, on est sur des notes plus évoluées avec un côté un petit peu plus cèdre, un petit peu plus tabac, un petit peu plus exotique par l’évolution. La bouche est fine, élégante, peut-être un petit manque de concentration.
1990 était une année de production importante et il est possible que cette grosse production ait amené ce milieu de bouche, un petit peu mince, évanescent, mais qui lui donne une extrême finesse et qui le rend tout à fait plaisant à boire. Son avenir n’est pas très long mais aujourd’hui je trouve que c’est un vin d’une extrême finesse et d’une extrême élégance.
Château Poujeaux à Moulis :
Dans un terroir qui est peut-être moins prestigieux que Margaux ou Saint-Julien, c’est l’expression d’un travail efficace qui donne des vins excellents.
Je suis absolument surpris par la fraîcheur, la densité, la puissance que peut avoir ce vin. C’est certainement le plus opulent des trois.
Il a des notes fraîches. On y retrouve du fruit, des notes vanillées, empyreumatiques, fumées, assez complexes.
En bouche, il a une jolie qualité de tanin, une jolie densité. Il n’y a pas de creux, c’est opulent et rond. C’est ce que j’aime boire, c’est du plaisir.
Il ne faut pas oublier la notion de plaisir.
Tous nos écrivains du vin qui viennent à 10 h 00 du matin goûter des séries de vins, assez longues et assez fastidieuses pour ensuite écrire, je me dis :
« Comment peut-on bien écrire de cette façon ? ».
Il m’arrive d’attaquer une dégustation à 8 h 30 du matin. Si je me posais vraiment la question de ce que je ressens au niveau de mon plaisir, je pense que mes clients ne seraient pas tout à fait ravis.
C’est pour cela aussi que j’ai voulu intervenir après le service de ce met, parce qu’on a tendance à oublier que les vins sont faits pour être bus au cours d’un déjeuner ou d’un dîner.
On retiendra sur la dégustation de ces 3 vins, une diversité assez intéressante. Montrer, à travers ces terroirs bordelais, qui sont infinis et qui changent un peu au gré des millésimes, au gré de l’évolution, que l’on peut trouver des vins de grandes expressions et avec cette capacité extraordinaire de vieillir et de donner du plaisir 14 ans après.
Pour cette deuxième série de dégustation, nous avons dans les appellations Saint-Emilion : le Château Canon-La-Gaffelière, Graves Pessac-Léognan : le Château Haut-Bailly et Pomerol : le château Petit Village.
Nous avons changé de zones, puisque nous dégustons ici 2 vins de la rive droite et 1 vin de la rive gauche, de l’appellation des Graves.
Les Graves, j’ai l’habitude de les mettre avec la rive droite, bien qu’ils soient rive gauche. Physiquement, ils ne sont pas plus loin de la rive droite que de la rive gauche et ils sont même plus près que certains du haut de la rive gauche.
L’ordre peut paraître un petit peu bizarre. Je trouve qu’il y a une certaine similitude dans ces vins et on peut les comparer assez facilement.
Château Canon La Gaffelière à Saint-Emilion :
Il fallait le goûter en premier parce qu’on a là l’expression d’un Saint-Emilion d’une part, et surtout cette expression virile, un petit peu ferme de certains tanins de Saint-Emilion.
1990 fut le début d’une nouvelle aire et de nouveaux concepts de vinification. On sortait d’années pas forcément très content de la tenue des vins, de leurs textures, de leurs longévités. A cela, il fallait trouver un remède.
Le remède pouvait être une forme d’extraction. Quand on cherche des solutions, on n’a pas forcément la réponse au premier coup.
On peut être « sur-extrait » comme lorsqu’on a cherché à « boiser » avec du bois neuf ; ceci avait disparu au fil des années, des crises économiques et notamment dans les années 70 et le début des années 80.
On se remet à boiser parce qu’économiquement on est mieux et on s’aperçoit que le bois neuf, c’est quand même meilleur que les goûts de vieux bois.
On tombe un peu dans l’excès inverse, c’est-à-dire, qu’on a des extractions de bois qui dominent le vin. Alors on fait de « l’anti-bois ».
On ne sait pas trop bien où on en est.
Mais ce qu’il faut toujours dans le vin, c’est une « notion d’équilibre ».
Ce Canon-La-Gaffelière qui est au début de l’aire extractive, a du muscle, des tanins qui sont présents et fermes.
Ce ne sont pas des tanins péjoratifs mais peut-être qu’un tout petit peu de suavité supplémentaire donnerait un peu plus de charme au vin que l’on goûte aujourd’hui. C’est un vin qui est tout à fait susceptible d’évoluer et de garder sa fraîcheur. Ses notes presque minérales sont une belle expression du terroir de Saint-Emilion.
Ce vin est servi en magnum, ce qui en plus conserve une fraîcheur supplémentaire et pour plus longtemps.
On pourra y revenir dans quelques années avec autant de plaisir.
Château Haut-Bailly à Léognan :
Haut-Bailly, c’est une image emblématique des Graves. C’est un cru qui depuis de nombreuses années maintenant fait des vins dans un style que l’on aime à Bordeaux : toujours d’une remarquable finesse, toujours d’une remarquable élégance.
Dans la finesse, il n’y a jamais de faiblesse, jamais de creux, jamais de manque. C’est un vin qui est soyeux du début, avec des arômes d’une extrême douceur, d’une extrême finesse, où on trouve à peu près toute la palette aromatique des vins vieux, jusqu’à la fin, avec une jolie expression. Il n’y a rien qui vient se contrarier.
En bouche c’est un peu la même chose. On a vraiment l’impression d’une aisance, d’une facilité, mais d’une facilité avec une jolie trame, une texture. C’est un monstre de finesse.
« Haut-Bailly 90 » est un remarquable exemple de ce cru. C’est peut-être une des très belles années qu’il nous a donnée. On a l’archétype de ce que l’on peut aimer, c’est-à-dire cette élégance discrète où il ne manque rien.
Ce n’est pas de la discrétion. C’est présent et tout dans l’élégance.
Château Petit Village à Pomerol :
Pour terminer cette deuxième série de dégustation, j’ai mis Pomerol. Je ne l’ai pas fait exprès. J’ai pensé que certains allaient m’accuser de favoritisme parce que c’est une des appellations que j’aime bien à Bordeaux. Pas du tout.
C’est en goûtant les vins pour préparer cette dégustation que j’ai choisi Petit-Village, essentiellement pour l’expression de ces terroirs typiques composés de graves et d’argiles à la fois.
C’est un terroir que tous ceux qui viennent à Pomerol, ne peuvent pas manquer. Il est absolument central sur l’appellation de Pomerol.
On peut l’attaquer de n’importe quel côté, on est obligé de passer sur ce terroir où se situe Petit-Village,
C’est un très joli terroir, assez complexe, car il n’est pas forcément homogène.
Sur ce 90, on a une très jolie expression de notes vanillées mais aussi de sous-bois, de feuilles mortes. C’est une jolie expression d’un terroir de Pomerol, au bout d’une quinzaine d’années, avec cette finesse, en milieu de bouche, qui est très soyeuse, très tendre, peut-être un manque de gras dû, là aussi, au millésime. On a au final une présence tannique. C’est ce que l’on oublie quelques fois à Pomerol.
On dit des Pomerol qu’ils sont tendres et faciles. Mais, il faut s’en méfier. Les Pomerol traversent bien le temps car ils ont une texture tannique, sous jacente, assez importante. On retrouve ces tanins, au final. Ils sont présents et n’ont rien d’agressif. C’est ce qui permet aux vins de Pomerol, malgré leur douceur et leur élégance de départ, d’avoir une longévité intéressante.
C’est pour ce caractère un peu plus tannique, un peu plus ferme en final que j’ai mis Pomerol à la dernière place.
L’extraction : « Existe t’elle? »
J’ai pris la précaution de dire en amont qu’il y a toujours des époques dans la vie. Si on n’évolue pas, on est perdu. Il ne faut pas croire que parce qu’on a fait des vins qui ont marqué le monde, on est capable de passer des siècles en produisant exactement les mêmes types de produits.
Les habitudes de consommation changent. Que l’on soit grand ou misérable, on est condamné à s’adapter.
S’adapter, ça veut dire quoi ?
Cela veut dire réfléchir et il n’y a pas une seule chose au monde qui n’ait pas évolué. Une tradition qui n’évolue pas, c’est une tradition perdue. C’est une langue morte. Qui parle le latin aujourd’hui ou qui parle le grec ancien ? Personne.
Le vin est un produit vivant et nous avons des consommateurs en face de nous.
Dans les années 70, 72, 73, 74 on ne risquait pas la sur-extraction. Mais par contre quand on goûtait, on cherchait où était le plaisir.
Moralité, on est parti en se disant qu’il fallait trouver quelque chose.
Quand, on va vers une autre approche, on fait des erreurs et peut être qu’il y a eu une époque ou à cause de matériels qui n’étaient pas adaptés, à cause d’un savoir que nous n’avions pas complètement, on s’est trompé sur certains vins. C’est évident.
Néanmoins, je pense qu’aujourd’hui nous sommes capables de faire des vins qui aient un côté sensuel, un côté plaisir avec une trame qui ne soit pas agressive et pas du tout de sur-extraction, et qui permette aux vins, non seulement, de donner du plaisir jeune, mais d’avoir une capacité au vieillissement. Ceci doit être notre but.
Faire du vin, n’est pas une science exacte. Il y a beaucoup de « feeling », beaucoup d’approches personnelles. C’est vrai, on peut passer à côté d’une extraction, d’un élevage sous bois qui vont donner des vins plus austères qu’ils ne devraient être. C’est le problème technique que l’on a à gérer.
Bordeaux, dans sa globalité, n’a jamais fait d’aussi bons vins qu’en ce moment. Depuis 10 ans, nous sommes sur une voie. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille s’y endormir.
Il faut continuer à travailler dans ce sens parce que l’on sait que la qualité des Bordeaux, c’est leur finesse.
Attention, la finesse peut s’arrêter où commence la maigreur et la maigreur, c’est un défaut rédhibitoire contre lequel il faut lutter.
On peut se tromper vers la maigreur, on peut se tromper vers l’excès d’extraction.
En attendant, si on n’a pas fait de sur-extraction, on peut, peut-être, prendre le risque de faire tout simplement de bons vins.