Dîner-conférence « Aux origines des Grands Châteaux du Bordelais » – Château Olivier
Directeur des recherches : Michel Figeac, Professeur en Histoire moderne
à l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
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LES ORIGINES MECONNUES DE CHATEAU MARGAUX
Caroline LE MAO
Maître de conférences en histoire moderne
Université de Bordeaux 3 – CEMMC
Trois fois mariée, trois fois veuve, et pourtant jamais mère… Fille de « simple » jurat, mais épouse d’un conseiller du Roi au Grand Conseil, d’un président à mortier au Parlement de Bordeaux, et finalement du Premier Président de la cour, Marc-Antoine de Gourgues… Durant les quatre-vingts longues années de sa vie, Olive de Lestonnac fut, à n’en pas douter, une personnalité hors du commun. Si les annales religieuses chantent les louanges de sa tante, Jeanne de Lestonnac, la nièce est, dans la première moitié du XVIIe siècle, la plus importante fondatrice et protectrice des couvents bordelais : son testament fait, à lui seul, mention de près de 200 000 livres de legs pieux. Un tel destin supposait une force de caractère à la mesure du défi, car derrière la pieuse fondatrice de couvents, derrière l’épouse aimante dont le dernier mari se plaisait à rappeler « la grande vertu que j’ai reconnue en elle et la singulière amitié que je lui porte » se cachait aussi une redoutable femme d’affaires.
On peut placer à son actif une œuvre majeure : la formation de ce qui devait devenir Château Margaux. À l’époque, il ne s’agit que d’un domaine du Médoc parmi quelques autres, mais le très solide inventaire d’Olive de Lestonnac nous permet d’aller plus loin. À elle seule, la liste des papiers occupe 250 folios d’une écriture relativement serrée et parfois peu lisible, parmi lesquels se trouvent les titres de Margaux, parmi lesquels on trouve une série de documents couvrant la période 1584-1652, qui nous était jusqu’alors totalement méconnue.
Il s’agira dès lors de comprendre le lien qui unissait les Lestonnac à Margaux en cernant l’insertion du domaine dans le patrimoine et l’histoire de la famille, pour avoir ensuite comment voir c’est bien Olive de Lestonnac, plus encore que son père, qui a donné sa forme au domaine de Margaux, d’une part en lui donnant son assiette foncière, d’autre part en en faisant l’un des premiers châteaux viticoles de la région.
I/ Une famille et son domaine
Un bien tel que celui de Margaux tendrait à occulter toute autre propriété. Il faut bien sûr avoir conscience ici que le domaine s’inscrit dans un patrimoine considérable et très diversifié. En 1652, outre de considérables liquidités (plus de 700 000 livres) la dame est à la tête d’un patrimoine foncier et immobilier considérable, mais pour lequel nous n’avons malheureusement pas d’estimation. Côté maternel, elle lègue à son cousin Duval la maison noble de Puypelat, à Montferrand, le bien de Vallier et quelques terres et maisons en ville ; côté paternel, elle opère un partage entre Pierre de Lestonnac, sieur de Lisle et Pierre de Lestonnac, sieur du Parc. Le premier obtient tous les biens de Gradignan, Cestas, Canéjean, Léognan, Maugay. Parmi, se trouve notamment la métairie de Haut-Brion, estimée à 10500 livres qui jouxte le château Haut-Brion, et devient quelques années plus tard la « Mission Haut-Brion ». S’y ajoute encore un hôtel particulier rue Porte-Dijeaux et une petite maison joignante. C’est cependant le second, Pierre sieur du Parc, qui fait office de légataire principal, ce qui nous empêche d’avoir le détail de sa part, mais on sait qu’elle comporte Margaux. La dame laisse enfin au fils de son défunt mari, le président de Gourgues, le tiers de la baronnie de Vayres dont elle disposait encore. On le comprend donc aisément, Margaux s’inscrit dans un patrimoine considérable, dont la valeur dépasse très largement le million de livres.
Comment Margaux entra-t-il dans la famille des Lestonnac ? La maison noble de Lamothe-Margaux, en elle-même, existe au moins depuis le XVe siècle, puisque des terriers en gascon ont été rédigés vers 1405. Le bien a appartenu à des bourgeois de Bordeaux, les Gimel, qui l’ont acheté en 1481 des Durfort ; il passe ensuite, à une date indéterminée, aux Lory, qui font réaliser un terrier en 1588-1590. C’est donc à l’aube du XVIIe siècle, plus précisément en 1610 qu’Olive de Lestonnac, et non pas son père Pierre, fait l’acquisition de la maison noble de Lamothe Margaux. Olive va conserver son bien sa vie durant, c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’année 1652, date à laquelle il passe à son héritier principal, son cousin Pierre, qui n’en profite que quelques mois avant de mourir de la peste. Il laisse alors Margaux à son fils, Jean-Denis d’Aulède de Lestonnac, qui, grâce à un excellent mariage avec la fille du premier président Arnault de Pontac, non seulement accède à la première présidence, mais récupère en outre quelques années plus tard le château Haut-Brion. On peut désormais se focaliser sur la constitution du domaine.
II/ L’œuvre d’une femme : la constitution du domaine.
À considérer la chose rapidement, on pourrait penser que comme bien d’autres, Margaux s’est constitué à partir d’un noyau originel, autour duquel on a patiemment agrégé, au fil des années, diverses parcelles. En réalité, une lecture chronologique précise révèle des modalités un peu différentes. Dans un premier temps, Pierre de Lestonnac s’intéresse au Médoc dans la deuxième moitié du XVIe siècle.
Il réalise une vingtaine d’opérations entre 1568 et 1596, avec une forte concentration pour les années 1573-1574 (onze actes). S’ensuit une pause d’une dizaine d’années. Le flambeau est repris par Olive de Lestonnac, en 1609, année durant laquelle elle réalise quatre achats, avant l’opération majeure, l’achat de la maison noble de Lamothe-Margaux en 1610. En effet, et c’est là que réside l’originalité de l’opération, le rassemblement réalisé par Pierre est antérieur à l’acquisition de ce qui constitue le cœur du domaine. C’est dès lors sa fille, qui vient donner une cohérence à l’ensemble, en obtenant, par adjudication, Lamothe-Margaux. Pierre de Lestonnac n’avait donc sans doute pas travaillé au hasard, mais il n’avait pas commencé par acquérir un bien central. Mais au-delà de cette originalité, la constitution du domaine par Olive de Lestonnac est classique.
Elle s’inscrit en effet dans une époque où, dans une large partie du bordelais, la constitution des domaines est à l’œuvre. L’exemple de Pierre de Lestonnac, en Graves de Bordeaux, le prouve. Cela est particulièrement vrai dans le Médoc. Ainsi, en 1648-1649, Guillaume de Mons, baron de Soussans, Bessan et La Tour de Mons, voisin de la dame, conclut 33 échanges. De même, entre 1639 et 1655, Denis de Mullet se lance dans une campagne de rachat des tenures voisines du domaine de Latour, ce bourdieu acheté dans le premier tiers du siècle. En 1644, Marguerite de Lalanne, veuve d’Essenault et baronne d’Issan, à Cantenac, récupère un pré d’une valeur de 1800 livres. Elle explique qu’elle est alors en train de faire construire un vaste mur, qui lui coûte 6000 livres, pour enclore les grandes possessions entourant son château d’Issan, qui sont donc d’un seul tenant, exception faite de ce pré qui est enclavé .
De surcroît, Olive de Lestonnac fait partie de ce milieu parlementaire qui investit massivement. Une succincte localisation des propriétés des magistrats montre que dès le second XVIIe siècle, le Médoc est déjà une terre de prédilection pour cette élite urbaine, et tous se livrent plus ou moins à des opérations de remembrement.
Olive de Lestonnac, pour sa part, opère sur trois paroisses, Margaux, Cantenac et Soussan.
Elle recourt moins à l’échange (9 actes) qu’à l’achat (31 actes), et s’appuie ponctuellement sur des décrets de biens, c’est-à-dire des procédures sur saisie, qu’elle n’initie pas mais dont elle profite. Ses achats sont étalés dans le temps et semblent surtout dépendre des disponibilités du marché. Elle profite de l’émiettement excessif provoqué par les héritages pour racheter les unes après les autres les parts des héritiers. Elle sait aussi faire preuve d’inventivité. En 1620, elle profite de la nécessité de construire, dans les padouens de Margaux, des canaux pour l’écoulement des eaux pluviales ; elle prend à sa charge les travaux, ce dont la communauté des habitants se réjouit, mais obtient en échange une partie desdits padouens, qu’elle ajoute à ses propriétés. De même, elle est parfois indirectement aux prises avec d’autres propriétaires du lieu, qui font pression sur les paysans. Elle pratique alors le rachat de créances, ce qui libère pour un temps le paysan d’une créance trop pressante, mais met la dame en position de force pour éventuellement récupérer la terre.
Ainsi, pendant quarante ans, Olive de Lestonnac va poursuivre patiemment l’œuvre initiée par son père et à sa mort, elle laisse à ses héritiers un domaine à l’assise foncière bien établie. Elle a surtout fait de Margaux l’un des rares domaines capables de porter, avant le milieu du XVIIe siècle, le nom de château viticole.
III/ Le château de Margaux.
Margaux n’est pas qu’une terre, c’est aussi un centre de vie et il incarne parfaitement avant sa grande heure le concept du château viticole, c’est-à-dire l’association d’une demeure castrale et d’une exploitation agricole dont la vocation prioritaire est le vignoble.
Margaux est en effet une demeure imposante, et cela encore une fois grâce à Olive. Il est assez difficile de se figurer le bâtiment, d’autant que le château actuel date du début du XIXe siècle. Une chose est sûre cependant, c’est que l’on avait bien affaire à une demeure de qualité, que la dame entreprit d’améliorer. Ainsi, en 1618, c’est-à-dire juste après son troisième mariage, elle fait réaliser divers travaux qu’elle supervise, passant elle-même les contrats pour l’achat des matériaux, recrutant les différents artisans, etc.
Cela permet de deviner à quoi ressembler le château. De chaque côté de ce qui constitue probablement un corps de logis central, on identifie deux pavillons carrés couverts d’ardoise, le tout sur deux niveaux. Olive entreprend d’améliorer le caractère majestueux de l’ensemble par deux opérations. La première consiste à dresser un grand portail à l’entrée, avec pilastres et bossages supportant les armoiries. Ensuite, le visiteur s’avance vers le perron que la dame fait aussi construire, qui donne accès à la salle basse. Celui-ci est bordé de balustres et couvert d’une charpente portée par des colonnes et deux arceaux. La dite salle basse n’est que l’une des seize pièces de la maison, car outre la cuisine et ses dépendances, située au rez-de-chaussée, la maison compte de nombreuses antichambres, une terminologie qui dénote un certain niveau social autant qu’une influence urbaine. La campagne de travaux met la demeure en conformité avec l’idée que l’on se fait à l’époque du confort ; dans chaque pièce sont percées des fenêtres, qui font entrer la lumière, tandis que toutes les cheminées sont systématiquement remplacées et qu’on les trouve dans à peu près chaque pièce. Les plus belles sont incontestablement celles des salles haute et basse, dites « à fassons et architectures ». Dernier détail enfin, la dame se fait construire au premier étage, en face de son escalier, une petite chapelle.
À partir de 1620, un jardin vient compléter l’ensemble ; c’est un rectangle de 90 pas de long sur 80 de large, encadré d’une allée bordée d’arbres taillés en espaliers. Au centre, deux grandes allées se coupant en leur milieu, plantées de pommiers et d’abricotiers, définissent quatre grands carrés, eux-mêmes subdivisés en quatre autres plus petits, plantés de grenadiers, de lauriers et de buis. L’ensemble est complété de quatre cabinets situés aux quatre coins, plantés de cyprès, de laurier et d’aubespin. La précision des consignes est flagrante, et d’autant plus intéressante qu’un examen du Livre d’architecture d’Androuet du Cerceau montre que la dame s’est précisément conformée au 4e modèle proposé par l’auteur.
On comprend dès lors que la dame ait choisi de résider ici au moins une partie de l’année, même s’il est difficile de savoir quand. Soulignons simplement qu’elle décède sur ces terres, ce qui signifie qu’elle y était à l’automne, probablement pour les vendanges.
Au terme de cette étude, il faut bien reconnaître que le cru mythique de Château Margaux a pour mère fondatrice un personnage à sa mesure. Trois fois mariée, trois fois veuve, jamais mère, elle est à la fois un modèle de piété et une administratrice hors pair, qui sait faire preuve de dureté. Elle fait aussi partie de ces figures féminines qui émaillent l’histoire du vignoble bordelais, à Yquem ou à Pichon Longueville. Mais Olive de Lestonnac a ceci de particulier qu’elle est loin d’être une veuve ayant embrassé les affaires pour faire face à l’adversité et suppléer un mari trop tôt disparu. Du jour où son père le lui a transmis, elle a toujours géré personnellement Margaux, qu’elle fut veuve ou mariée. Aussi, avec Olive de Lestonnac, se tourne une page de Margaux. L’assiette foncière est désormais bien établie, les retouches ne seront plus que de détail. Mais Margaux n’est pas encore devenu Margaux ; il lui restait, pour cela, à faire la conquête de la qualité et à participer à ce mouvement des « new french clarets » qui fait encore aujourd’hui la célébrité de ce terroir.
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YQUEM DU XVIe ET XVIIIe SIECLE,
OU LA QUETE D’UNE IDENTITE VITICOLE
Stéphanie LACHAUD,
Agrégée d’histoire,
ATER à l’université Michel de Montaigne Bordeaux III,
Centre d’Etude des Mondes Moderne et Contemporain, Université Michel de Montaigne Bordeaux III.
Lors de la classification établie en 1855 à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris, les différents crus du Sauternais furent soumis à un classement , qui sanctionna l’évolution séculaire de la production viticole et son orientation vers la qualité. Le seul château classé premier grand cru supérieur fut Yquem. Cette distinction n’était pas totalement nouvelle. En effet, lors de son voyage en Sauternais en 1788, Thomas Jefferson, plénipotentiaire des Etats-Unis d’Amérique, avait proposé un classement personnel des vins de Sauternes, dans lequel Yquem était déjà considéré comme le meilleur cru.
«Les vins produits dans les trois paroisses qui font suite au pays de Grave, et qui sont les plus appréciés à Paris, sont : 1. Sauternes. Le meilleur vignoble appartient à Monsieur Diquem à Bordeaux, ou à son gendre, Monsieur de Salus».
Or, à la fin du XVIe siècle, lorsque la famille de Sauvage, prit possession des terres et de la maison d’Yquem, cette propriété n’était qu’un assez modeste «bourdieu», caractéristique des campagnes du Bordelais. Il s’agissait d’une exploitation agricole étendue, polyculturale, mais à dominante viticole. Pendant deux siècles, la propriété d’Yquem se transmit au sein de la famille de Sauvage. Cette stabilité fut une condition essentielle de la mise en place du vignoble que recueillirent les Lur Saluces à la fin du XVIIIe siècle. En 1785, quand Louis Amédée Lur Saluces épousa Françoise Joséphine de Sauvage d’Yquem, le vin du domaine possédait déjà une belle notoriété. Yquem était passé de l’état de petite propriété de campagne au statut de château viticole réputé. Les XVIIe et XVIIIe siècles apparaissent donc comme une période de mutation fondamentale pour l’affirmation de la vocation viticole d’Yquem, comme de l’ensemble du Sauternais d’ailleurs . Quelles évolutions majeures guidèrent le développement d’Yquem, au niveau des structures foncières, des techniques de vinification et des débouchés commerciaux ? Voyons pour cela quelles sont les étapes fondamentales de la construction du domaine, de l’élaboration progressive du vin et de l’identité viticole d’Yquem par la famille de Sauvage.
Pérennité familiale et administration d’un domaine viticole
Le XVIe siècle : le temps des origines
La dynastie des Sauvage plonge ses racines rue de la Rousselle, paroisse saint Michel, à Bordeaux. En effet, dans la première moitié du XVIe siècle, Bernard Sauvage était marchand et bourgeois de Bordeaux. Il choisit de réinvestir l’argent de son négoce dans l’achat de terres et de vignes à Preignac. Cette implantation dans l’actuel Sauternais constituait un choix original, car beaucoup de ses confrères et nombre de nobles en quête de terres achetaient surtout dans les Graves, le Médoc, les palus ou sur les côtes .
Mais ce fut son fils Jacques, qui acheta la propriété d’Yquem à Sauternes, à la fin du XVIe siècle. Il anoblit également la lignée par l’acquisition d’une charge de trésorier de France en Guyenne . Selon un inventaire dressé en 1601, Yquem était alors une maison fortifiée au milieu de terres et de vignes mêlées, en somme une propriété assez modeste par sa taille et sa simplicité. L’investissement dans la terre apportait une respectabilité quand on venait du monde du négoce. La notoriété de la maison d’Yquem ne fut complète qu’au cours du XVIIe siècle, lorsque les Sauvage achetèrent les droits seigneuriaux de la maison d’Yquem, qui appartenaient auparavant à la famille de Pontac pour la somme de trois mille livres. L’érection de la demeure d’Yquem en maison noble permit, ainsi, à la famille de Sauvage, de finaliser son parcours d’ascension sociale et de s’ancrer plus solidement au sein de la noblesse bordelaise.
La construction d’un domaine viticole au cours du XVIIe siècle
Dans la première moitié du XVIIe siècle, les Sauvage d’Yquem commencèrent à unifier la production viticole du domaine. Dès 1625, Françoise de Saint-Cricq, veuve de Raymond de Sauvage, demandait à ses tenanciers de planter uniquement en vigne blanche la terre qu’elle leur concédait en bail à fief nouveau . A sa mort, son beau frère, François de Sauvage, qui avait en charge la tutelle des enfants mineurs, présenta les mêmes exigences à l’égard des preneurs de baux à fief nouveau : « Sera tenu comme il a promis de planter et complanter ladite pièce de terre en vigne (…) de bon plant blanc et de bon cep ». Certes, il existait encore à Yquem et dans les tenures dépendantes des pièces de vigne rouge, mais cette production était principalement réservée à la consommation personnelle et locale. La progressive systématisation de l’encépagement en vigne blanche révèle que les Sauvage d’Yquem souhaitaient promouvoir une production destinée à la commercialisation, car c’était le vin blanc qui se vendait le mieux.
Les méthodes de cultures mises en œuvre à Yquem au XVIIe siècle nous sont principalement connues grâce à un registre des dépenses de 1659 . Les Sauvage employaient vingt à trente journaliers par an, pour accomplir les travaux viticoles dans leur domaine propre . Cette méthode n’a rien d’exceptionnel, car on procédait également de cette manière à Haut-Brion à la même date. Ces hommes et ces femmes n’étaient pas des permanents. Ils effectuaient des travaux à la semaine pour subvenir aux multiples façons requises par la vigne. Cette main-d’œuvre temporaire était recrutée, le plus souvent, dans le peuple des tenanciers et des petits propriétaires avoisinants. Le prix de la journée variait selon la nature du travail et le fait que ce soit un homme, une femme ou un enfant qui l’effectuait. Le recours à des gens de journée présentait deux avantages majeurs : d’une part, il permettait de contourner la fiscalité d’Ancien Régime, car on ne payait pas la taille sur les valets à gages ou les journaliers, contrairement à ce qui se passait pour les métayers ; d’autre part, il offrait la possibilité de mieux surveiller les travaux effectués et d’encadrer ainsi rigoureusement le travail des vignes. Le XVIIe siècle apparaît donc comme une période fondamentale dans la construction du domaine viticole d’Yquem, que le XVIIIe siècle permit de poursuivre et de rationaliser.
Au XVIIIe siècle : une véritable « entreprise » familiale
La famille de Sauvage accrut considérablement sa notoriété au cours des XVIIe et XVIIIe siècles en faisant l’acquisition de charges très honorables, notamment militaires. Par ailleurs, les alliances matrimoniales furent, pour un bon nombre d’entre elles, choisies avec finesse au sein de la noblesse locale, renforçant ainsi la notoriété et l’emprise foncière des Sauvage en Sauternais. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, les Sauvage possédaient plusieurs domaines : Yquem, évidemment, mais aussi les terres de Saint-Cricq à Cérons, la maison noble et le moulin de Pernaud à Preignac, 11 métairies et un autre moulin sur le Ciron. Il s’agissait donc d’une puissante « entreprise » à dominante viticole, que l’on pourrait comparer à d’autres grands patrimoines du Sauternais, comme celui des Lur Saluces, ou à certains domaines médocains tels ceux des Ségur et des d’Aulède. En effet, la noblesse, surtout de robe, avait beaucoup investi dans les châteaux ruraux autour desquels se groupaient des plantiers de vigne compacts et, le plus souvent, d’un seul tenant. L’emprise foncière croissante des Sauvage en Sauternais et la spécialisation de leurs propriétés dans la production de vin blanc s’inscrivait donc dans un contexte général de mise en place croissante de vignobles de qualité par la noblesse bordelaise.
Ne pouvant naturellement pas tout gérer directement, les Sauvage d’Yquem employaient des hommes de confiance, tels que Jean Tauzin, « agent d’affaires de la maison noble de Saint Cricq» . Il resta en fonction plusieurs décennies, des années 1740 à 1785. Dans les grands châteaux, le régisseur était un personnage-clé, véritable professionnel de la gestion viticole. Les hommes d’affaires pouvaient se succéder de père en fils dans les grandes propriétés. La remarquable stabilité de ce personnel constituait un atout essentiel pour la mise en place d’une production de qualité . Il supervisait la bonne marche du domaine, et notamment les travaux effectués par les « vignerons prix-faiteurs » du XVIIIe siècle.
Au terme du XVIIIe siècle, suite à des politiques d’achats successifs et à des regroupements de parcelles viticoles, la vigne en couvrait près de 35 % des 170 hectares de la propriété, le reste étant réparti en landes, prés et bois . Les Sauvage avaient commencé à mesurer le potentiel viticole de leur terre, car à la fin de l’Ancien Régime, le plan du domaine d’Yquem montre que la production viticole se faisait principalement sur un groupe compact et homogène de cinq pièces de vigne, dont trois fort étendues. La mise sur pied d’un domaine viticole ne constitue qu’une première étape : ensuite il leur fallut patiemment élaborer un vin réputé.
Les XVIIe et XVIIIe siècles à Yquem ou l’élaboration progressive du vin de Sauternes
Les XVIIe et XVIIIe siècles fondèrent une partie des principes essentiels de la production de sauternes.
Les premières productions : l’exemple de 1659
Les premières productions viticoles d’Yquem sont difficiles à estimer avec les archives que nous possédons. Le livre de comptes de 1659 fait état d’une importante production de 128 tonneaux, soit environ 1 165 hectolitres. Le revenu de l’année se montait à de 19 655 livres, ce qui revient à un prix moyen de 133,75 livres le tonneau . Cette production de 1659 apparaît plus élevée celle du XIXe siècle, car elle n’était que de 130 tonneaux en 1826, alors même que la surface en vigne s’était agrandie. 1659 représentait certainement une année exceptionnelle. De plus, au XIXe siècle, on cherchait à limiter le rendement pour obtenir une production de meilleure qualité.
Par ailleurs, le prix relevé en 1659 ne correspond pas vraiment à la première classification authentique des prix des vins de Bordeaux, établie le 29 octobre 1647. Cette hiérarchie des crus fut fixée par les jurats de la ville pour définir les prix des vins de la sénéchaussée : les blancs de Langon, Bommes et Sauternes allaient de 84 à 105 livres pour les meilleurs , ce qui est nettement moins que la somme de 133 livres par tonneau évoquée en 1659. En réalité, cet écart montre que la classification ne fournit que des moyennes et le prix du vin variait incontestablement en fonction des quantités produites, de la demande des consommateurs et du prestige du propriétaire. Ce même phénomène est observable dans les vignobles des parlementaires étudiés par Caroline Le Mao . Ainsi, à la même époque, le vin de Haut-Brion d’Arnaud de Pontac se vendait environ 180 livres le tonneau, alors que le prix moyen du tonneau de Graves atteignait, selon la classification de 1647, 78 à 100 livres. Une hiérarchie nette s’observe donc entre les vins paysans et les vins nobles, et parmi les différentes régions viticoles.
L’évolution qualitative du XVIIe siècle
La seconde moitié du XVIIe siècle vit une série d’innovations dans les méthodes d’entretien et de production des vins. Une des toutes premières réside dans la systématisation de l’ouillage, nécessaire pour éviter aux vins de s’aigrir par acidification. Cette technique existait depuis le Moyen-Âge, mais elle n’était pas toujours effectuée avec rigueur . Au XVIIe siècle, un vingtième de la récolte environ était désormais affecté à cet usage . En outre, les soutirages devinrent aussi la règle. En 1659, François de Sauvage employa un homme « pour tirer au fin le vin de la présente année 1659 ». Même s’il arrivait encore fréquemment que les vins finissent par s’aigrir au printemps, la généralisation de ces travaux sur le vin constitua une étape décisive vers la production de crus de qualité. Par ailleurs, au XVIIe siècle, l’idée de qualité du vin passait par la simplification du produit, sans eau pour le couper, sans miel pour l’adoucir, sans herbes ni épices pour changer son goût.
A l’ensemble de ces progrès caractéristiques du vignoble bordelais en général, le Sauternais connut quelques innovations propres, notamment la date tardive des vendanges. Un acte de sommation du 4 octobre 1666 réglemente la récolte des raisins selon la coutume de Bommes et Sauternes, dans les domaines de François de Sauvage d’Yquem .
« A été présent François de Sauvage, écuyer, sieur d’Yquem lequel répondant à l’acte à lui fait par Bernard Saubahue et Dominique Bertin, tant pour eux que pour Pierre Saubanier, Jeanne de La Marcque et Jeanne Duboscq, ses tenanciers (…), leur a dit qu’ils ont tort d’oser avancer par leur acte que ledit sieur leur a refusé la permission de vendanger les vignes qu’ils tiennent au devoir du quart et moitié de fruits envers ledit sieur, à dessein de faire dépérir la vendange, d’autant que ledit sieur est bien éloigné de cette pensée et a autant de désir de conserver son bien comme ils sauraient en avoir pour conserver le leur. Mais il est vrai que parce que ledit sieur a notable intérêt de faire de bon vin, pour ne pas faire de tort à la réputation dudit vin, il ne peut pas laisser vendanger que la vendange ne soit bien mûre, joint que ses voisins qui ont des agrières comme la Dame de Suduiraut et autres, ne font pas encore vendanges (…). Et, en effet, il n’est de coutume de vendanger annuellement en Bommes et Sauternes que vers le quinzième d’octobre ».
Cet acte fait donc état d’une tradition de vendanges tardives, pratiquées à la mi octobre dès le milieu du XVIIe siècle, alors qu’elles commençaient partout ailleurs un mois plus tôt. Dans d’autres régions viticoles, comme celle de Bergerac, les vendanges tardives sont attestées dès le début du XVIIe siècle . Ces pratiques témoignent clairement de l’influence des marchands hollandais, qui poussa les propriétaires à produire un vin blanc doux tel qu’on l’appréciait dans les pays du Nord . L’acte du 4 octobre 1666 montre, toutefois, que cette pratique relevait surtout de l’initiative des grands propriétaires nobles, alors que les tenanciers regrettaient le retard de la vendange puisque, si le raisin était plus sucré, la quantité produite devenait moindre. Dans le Bordelais, la récolte tardive des vins blancs doux remonte donc au milieu du XVIIe siècle, et les Sauvage d’Yquem participèrent largement à la promotion de ces nouvelles techniques.
Il convient également de distinguer la vendange tardive d’une autre innovation propre aux vins doux : la cueillette par tries successives . Cette pratique est très explicitement décrite comme usuelle dans le mémoire de l’intendant de Guyenne, Lamoignon de Courson datant de 1716 . Elle apparut probablement dès les dernières décennies du XVIIe siècle, encore une fois dans les domaines nobles en premier.
Ces diverses innovations techniques témoignent d’une véritable volonté de produire un vin de meilleure qualité et de répondre aux attentes des consommateurs.
Le XVIIIe siècle ou l’affirmation de techniques viticoles assurées
Le XVIIIe siècle vit la poursuite de l’amélioration des techniques viticoles, qui passèrent, principalement, par la découverte de la bonification du vin par le vieillissement en fût. A cet effet, les modalités de conservation du précieux breuvage se perfectionnèrent nettement. Il s’agissait, d’abord, de s’assurer de la qualité des barriques neuves dans lesquelles on faisait vieillir le vin. Ainsi, lors de l’inventaire de 1785, les barriques neuves entreposées dans les chais d’Yquem étaient d’une valeur totale de 4 196 livres. Dans le domaine de Pernaud se trouvaient aussi « quatre milliers de merrain » de chêne à faire des barriques. La présence d’un atelier de tonnellerie au cœur du domaine constituait une nouveauté propre au XVIIIe siècle, qui témoignait d’un souci de rationalisation et de modernisation, puisqu’on évitait ainsi de passer par des intermédiaires qui fournissaient des barriques de facture incertaine dans des délais plus ou moins respectés. Le domaine présentait, ainsi, l’aspect d’une très puissante entreprise moderne.
Les techniques de conservations étaient bien mises au point puisque, lors de l’inventaire de 1785, des vins de 1753 figuraient encore dans le chai d’Yquem. A cet égard, la découverte de mèches soufrées dans l’inventaire de 1785 confirme l’idée que les Sauvage d’Yquem maîtrisaient les techniques de vinification et de vieillissement, qui ne constituaient nullement l’apanage des maîtres de chais des Chartrons. Les mèches soufrées, apparues en France dans les années 1730, et les pratiques telles que le fouettage du vin, permettaient de mieux conserver le vin, mais elle restaient encore réservées à une élite viticole .
Faire un vin réputé pour sa qualité et son bon goût passait, donc, par la constitution d’un vignoble uniforme, une gestion rationalisée des productions et la mise au point de méthodes de culture et de vinification de plus en plus élaborées. Dans cette évolution, le rôle des grands propriétaires nobles, comme les Sauvage d’Yquem, fut donc fondateur, mais celui des consommateurs ne doit pas non plus être négligé. Par leurs goûts et leurs exigences, ils contribuèrent à forger le vin.
La commercialisation du vin : le « resserrement » de la clientèle
Les débouchés locaux
Au XVIIe siècle, une partie de la récolte était écoulée en petites quantités sur le marché local, auprès de particuliers, comme en novembre 1645, où François de Sauvage céda 4 tonneaux de vin blanc d’Yquem à un aubergiste de Bordeaux . Mais ces débouchés restaient modestes, car la clientèle la plus forte était représentée par les négociants.
La puissance du négoce
En effet, la spécificité viticole d’Yquem relève, certes, de diverses caractéristiques pédologiques et climatiques particulièrement favorables, mais aussi de la loi du marché et de la forte demande des acheteurs hollandais en vin blanc doux. Le 18 février 1758, 10 tonneaux de vin d’Yquem achetés par le négociant Zachau furent « chargé[s] dans le navire la Jeanne Louise de Stockholm ». Le 1er mai 1758, trois tonneaux de vin blanc de « Madame d’Yquem » furent chargés vers Saint-Pétersbourg, pendant que le 19 mai le navire « L’Emmanuel de Dramen » emportait à nouveau huit tonneaux et demi de vins entrés peu de temps auparavant. Lors de l’inventaire de 1785, parmi les débiteurs du sieur d’Yquem figurait le nom de dix sept grandes maisons du négoce bordelais , comme les Schröder et Schÿler, exportant la plupart de leur vin en Europe du Nord. Ainsi, en association avec la maison Meyer, le seigneur d’Yquem avait, à nouveau, expédié un lot important de vin blanc en Russie et la liquidation attendue de cette vente était estimée à un peu plus 4 500 livres.
La grande spécificité des vins de Sauternes était de se vendre plus cher après vieillissement, alors que les crus médocains commercialisaient leurs vins en primeur de préférence, pour en tirer un meilleur prix . C’est pourquoi les chais d’Yquem renfermaient, lors de l’inventaire de 1785, une quantité impressionnante de vins vieux. Le courtier royal bordelais Eric Faux estima à 47 315 livres les 98 tonneaux et une barrique d’Yquem. Les deux tonneaux de vin les plus vieux remontaient à 1753 et se virent accorder l’estimation la plus haute : 1 000 livres chacun. La plupart des autres vins conservés dans les chais d’Yquem étaient plus récents : une barrique de vin blanc de 1772, évaluée à 400 livres, quatre tonneaux et une barrique de 1775 à 800 livres. Malgré tout, au cours du XVIIIe siècle, les prix atteints par les vins d’Yquem n’approchaient que ceux des vins de seconde catégorie du Médoc, tels que les crus de Beychevelle ou de Margaux. Ils obtenaient des prix moyens allant de 200 à 400 livres le tonneau , ou un peu plus une fois bien vieillis, car les marchands d’Europe du Nord pratiquaient des prix très nettement inférieurs à ceux consentis par les négociants britanniques qui achetaient la plupart des Médocs. Les vins du meilleur château du Sauternais ne pouvaient donc pas concurrencer les meilleurs crus médocains, car le négoce restait indéfectiblement plus favorable au Médoc .
Des clients d’exception
Au delà de l’emprise du négoce, certains clients hors du commun négociaient directement avec les Sauvage pour passer des commandes de vin. L’acheteur le plus exceptionnel mentionné dans le registre de comptes de 1659 est « le Roy », ce qui s’explique par la position de François de Sauvage à cette époque comme gentilhomme de la maison du Roi. Cette entrée à la cour de France lui offrit la possibilité de promouvoir son vin auprès du Roi : il lui en vendit ainsi 27 tonneaux, à 156 livres le tonneau. Le vin d’Yquem apparaissait donc réservé à une élite du bon goût et de la fortune. En somme, le parcours d’ascension sociale des Sauvage, leurs voyages, leurs rencontres autant que leurs cercles relationnels permirent de promouvoir leur vin auprès des élites françaises et, même, internationales.
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Finalement, en moins de deux siècles, les Sauvage d’Yquem construisirent, à force d’expérimentations, de tâtonnements empiriques et de constance, un patrimoine foncier et viticole exceptionnel. Impulsées en grande partie par les élites du bon goût et de la fortune, les évolutions vers la qualité furent menées par une famille dont l’ascension sociale crût de pair avec la réputation de son vin. En deux cents ans, le vin d’Yquem acquit une renommée, une identité et un nom. Et quelle plus belle preuve de réussite pour les Sauvage que de voir leur nom de famille de plus en plus supplanté par celui de leur crû, « Monsieur et Madame Diquem » ?… Au point même que François de Lamontaigne, dans sa Chronique bordelaise du vendredi 29 octobre 1784 , confondit le nom de Sauvage avec celui de Larroque :
« Le même jour est morte dans le château d’Iquem, paroisse de Sauternes, dame M. de Laborde, épouse de M. Larroque d’Iquem, ancien officier aux gardes françaises et chevalier de Saint-Louis. De leur mariage, il n’ont eu qu’une fille unique, encore fort jeune, et dont la fortune sera immense, si l’on en juge par les grands biens dont joui M. Diquem, son père, par la dot considérable que lui avait apporté sa femme, et par l’économie avec laquelle l’un et l’autre ont toujours vécu ».
Cette confusion montre combien le nom d’Yquem avait, peu à peu, supplanté dans les usages, celui des Sauvage. En 1785, la jeune demoiselle de Sauvage, orpheline, épousa le marquis de Lur Saluces dont le nom fut attaché, à partir de cette date, à celui du vin d’Yquem.