Dîner-conférence de NICOLAS BAVEREZ au Domaine de Chevalier
Merci beaucoup, Monsieur le Chancelier, merci pour l’invitation qui m’a été lancée par l’Académie du Vin de Bordeaux. Et merci à Anne et Olivier Bernard de nous accueillir ce soir à Léognan, dans leur magnifique domaine de Chevalier. La plupart d’entre vous le connaissent. Pour eux et pour ceux qui le découvrent comme moi, c’est un vrai bonheur.
Vous avez rappelé les slogans ou l’étiquette de décliniste qui m’est fréquemment accolée. Évidemment, la déclinologie est une science chimérique qui n’existe pas et dans laquelle je ne me reconnais nullement.
Pour illustrer les limites de l’opposition entre optimistes et pessimistes, je voudrais évoquer le prologue du chef d’œuvre d’Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, qui fut publié en 1976.
L’histoire prend place dans une ville totalitaire, Ivanbourg. Ivanbourg est dirigée par un dictateur, assisté par un grand inquisiteur et un grand policier. Et comme le mécontentement gronde dans les rues d’Ivanbourg, le grand policier reçoit la mission d’enquêter sur le moral de la population. Il revient au bout d’une semaine. Et l’inquisiteur lui demande ce qui se dit dans les rues. « Il y a deux catégories de gens : les optimistes et les pessimistes. » répond le policier. Alors l’inquisiteur inquiet suggère : « Alors on va commencer par les pessimistes : que disent-ils ? ». « Eh bien, avance prudemment le policier, les pessimistes disent que cela va mal, ce n’est jamais allé aussi mal et cela ne peut pas aller plus mal. » Alors l’inquisiteur, un peu déstabilisé, reprend : « Bien, mais heureusement, il y a les optimistes, que disent-ils ? ». « Eh bien, Monsieur le Grand Inquisiteur, répond le policier, les optimistes disent que si, cela peut aller plus mal ! ».
Je ne sais si la France peut être comparée à Ivanbourg, mais j’ai la conviction que ces querelles sur la prétendue supériorité de l’optimisme n’ont aucun sens. Ce qui compte ce sont les faits qui, comme le rappelait Lénine, sont têtus. Et ce sont précisément des faits et de la situation de la mondialisation, de l’Europe et de la France dont je voudrais vous entretenir.
Chateaubriand affirmait que « toute époque historique dispose d’un esprit principe ». L’esprit principe du XXIe siècle, c’est la mondialisation. Elle est structurée autour de quatre forces. D’abord deux forces d’intégration : le capitalisme universel et les technologies, notamment dans l’information, les transports, la santé. Et puis deux forces de segmentation : le basculement dans un monde multipolaire sans superpuissance pour le réassurer comme le firent le Royaume-Uni au XIXe ou les États-Unis au XXe siècle ; l’existence de cultures, de systèmes de valeurs, d’institutions politiques qui restent radicalement hétérogènes. Donc, cela rend compliqué d’arriver à trouver des compromis politiques.
Et ce d’autant que des temps très différents se télescopent au sein de cette histoire universelle. Les États-Unis et la Chine luttent pour le leadership, pendant que l’Europe cède à la tentation de sortir de l’histoire. L’Asie vit au XIXe siècle avec le mélange de développement économique, de nationalisme, de conflits territoriaux et de rivalités de puissance. Le monde arabo-musulman ressemble au temps des guerres de religion du XVIIe siècle décrit par Montaigne. Enfin, l’Afrique est en train de s’urbaniser, de s’industrialiser ; elle vit ses Lumières à l’instar de l’Europe du XVIIIe siècle.
Ce monde à la fois global et fracturé est parcouru par des crises. Le mot Crise est issu de Krisis en grec : c’est le point décisif de la maladie où l’on va vers la guérison ou la mort. Et de fait, dans toute crise, on trouve un monde qui meure et un monde qui naît.
Ce processus se trouve à l’œuvre dans les trois grandes crises qui se superposent et s’entrecroisent : la crise du capitalisme mondialisé depuis 2008; la crise de l’Europe et de la zone euro qui s’est déclarée en 2009 ; et puis la crise française. Cette crise française dont nous fêtons malheureusement le quarantième anniversaire puisque le dernier budget en équilibre remonte à 1973 dans notre pays, tandis que le taux de chômage a été constamment supérieur à 7 % de la population active depuis 1977. La France est ainsi le seul des grands pays développés qui n’est jamais revenu à l’équilibre de ses finances publiques ou au plein-emploi depuis les années 1970.
Il existe deux types de crises. D’abord les crises sectorielles – tels les krachs boursiers de 1987 ou 1997, la crise asiatique de 1997, le défaut russe de 1998, l’implosion de l’Argentine de 2001 – qui ne menacent pas l’équilibre du système capitaliste et qui sont assez rapidement cantonnées ou surmontées. Ensuite, les grandes crises du capitalisme qui changent les modes de production et la régulation mais qui bouleversent également les rapports de force entre les nations et les continents.
Nul ne peut douter que nous soyons confrontés à une grande crise du capitalisme, comparable à la grande dépression des années 1930 ou aux chocs pétroliers des années 1970. Or, la France fait exception, malheureusement, par son incapacité à s’adapter aux changements de donne économiques ou stratégiques.
A la fin du XIXe siècle, il y a eu une grande période de baisse de prix notamment agricoles – outre la catastrophe du phylloxéra – qui s’étendit de 1880 jusqu’en 1896. La France, qui a réalisé la plupart des innovations de la seconde révolution industrielle dans l’électricité, la chimie, ce qui va devenir ensuite l’aéronautique ou l’automobile, s’est révélée incapable de les exploiter, laissant le leadership du continent européen à l’Allemagne et le leadership de l’économie mondiale aux États-Unis.
Dans les Années Trente, au cœur de la dépression, la France conduit une politique déflationniste qui accroît la crise en cassant l’appareil de production et l’investissement. Elle est le seul des grands pays développés qui, en 1939, a une production inférieure à celle de 1929.
Dans les années 1970, la France multiplie les plans de relance budgétaire aussi coûteux qu’inefficaces qui culminent avec la relance de 1981. Elle décroche alors des nations développées.
En ces années 2010, la France se trouve de nouveau confrontée au dilemme historique de sa modernisation que le Général de Gaulle posait en ces termes : « La France est un pays qui ne fait des réformes qu’à travers les révolutions. » Aujourd’hui, de fait, on peut se demander si, à force de différer, de reporter, d’éluder les réformes nécessaires, notre pays ne va pas se trouver confronté à un risque de révolution ? Une révolution qui, comme dans toute grande crise du capitalisme et de choc déflationniste, bascule à droite – et ce d’autant que le communisme a fait naufrage avec l’effondrement de l’Union soviétique -.
Je voudrais donc revenir sur ce qui compose l’unité de notre monde, la mondialisation. Voir comment et pourquoi l’Europe s’est retrouvée dans une situation de continent affaibli. Expliquer comment et pourquoi la France est devenue l’homme malade de cette Europe en déshérence, mais aussi comment et pourquoi notre pays conserve des atouts qui lui permettraient de réussir dans la mondialisation, s’il acceptait de se réformer.
La structure de l’histoire du XXIème siècle, c’est la mondialisation. Elle n’est pas heureuse ou malheureuse. C’est un fait historique qui a commencé à la fin des années 1970 et qui s’est développé progressivement.
La mondialisation démarre en 1979 avec une série d’événements qu’à l’époque nous n’avons pas compris parce qu’ils étaient très différents. Paul Volcker, à la tête de la FED aux États-Unis, lance les politiques de désinflation. L’élection de Madame Thatcher marque le début des politiques de libéralisation dans le monde développé. L’invasion de l’Afghanistan et l’élection de Jean Paul II à la Papauté provoquent le début de la fin de l’Union soviétique. La révolution iranienne ramène la religion au premier plan de l’histoire des hommes. Et puis bien sûr, les quatre modernisations de Deng Xiaoping vont donner naissance aux Trente Glorieuses de la Chine.
La Chine, comme l’Inde, représentait 25 % du PIB mondial en 1700. Elle était tombée à 3 % au milieu des années 1970. Elle est remontée à 11 %. Jamais dans l’histoire, un pays de 1,3 milliard d’habitants n’était passé de 350 à 6.500 dollars par tête en 30 ans. Ce qui ne veut pas dire, que la Chine ne connaîtra pas à son tour des secousses, notamment du fait de son système bancaire et des bulles spéculatives qu’il a encouragées.
La mondialisation démarre donc en 1979, chemine dans les années 1980 et explose à partir de 1989, avec la chute du Mur de Berlin et de l’empire soviétique. Le capitalisme devient universel. Le communisme disparaît et avec lui l’apartheid en Afrique du Sud, ce qui va libérer la dynamique de modernisation du continent africain. Tout cela produit une formidable décennie de développement, portée par l’extension du marché, le démantèlement des barrières économiques, la révolution des technologies de l’information. Mais ce boom va de pair avec la montée des bulles spéculatives.
A partir de 2001, la mondialisation entre dans une ère de turbulences. Turbulences géopolitiques avec les attentats du 11 septembre et les guerres en chaîne d’Irak et d’Afghanistan. Turbulences économiques et financières qui culminent avec l’effondrement du crédit déclenché par la faillite de Lehman Brothers en 2008 et la grande crise du capitalisme dérégulé. Elle présente la même structure que celle des Années Trente : une déflation par la dette créée par le dégonflement de la spéculation qui avait été alimentée durant les années de boom par l’excès de création monétaire et de crédit bancaire.
Sous cette histoire mouvementée pointe une grande constante, c’est le développement du Sud. La mondialisation a réussi ce que les tiers-mondistes avaient rêvé et systématiquement manqué avec le décollage des pays émergents. Aujourd’hui, les pays qu’on appelait, il y a quelques années, en voie de développement, représentent 52 % de la production industrielle, 48 % des exportations mondiales. Ils disposent de 80 % des réserves de change. Ils génèrent 34 % de la demande mondiale contre 27 % pour les États-Unis. La Chine est devenue le premier marché automobile du monde avec 16 millions de véhicules contre 14 pour les États-Unis. L’Asie est le premier marché des télécoms et l’Afrique le deuxième. Derrière les BRICS apparaît une nouvelle vague de pays émergents : le Vietnam, la Malaisie, les Philippines, l’Indonésie, la Turquie, le Mexique, la Colombie, le Nigeria ou l’Ethiopie. Des pays extrêmement divers mais qui partagent des populations nombreuses et en expansion, des taux de croissance supérieurs à 4 %, une modernisation rapide de leurs structures économiques et sociales, une présence renforcée sur les marchés mondiaux.
Un continent est exemplaire de la dynamique de l’émergence, c’est l’Afrique. L’Afrique a passé, après les indépendances, 50 ans bloquée dans la trappe à pauvreté et à sous-développement. La population augmentait beaucoup plus vite que la croissance économique et les gains de productivité. Or depuis 2000, l’Afrique, en dépit des guerres et des conflits, croît en moyenne de 5,5 % par an. Ce sera 6,3 % l’an prochain. Les gains de productivité sont de plus de 3 % par an. Donc, la croissance économique progresse désormais beaucoup plus vite que la population ce qui impulse le décollage.
La dynamique de l’émergence a favorisé la constitution d’une nouvelle classe moyenne qui va être la principale source de croissance du XXIe siècle. Elle compte à peu près 1 milliard d’hommes aujourd’hui qui sont sortis de la pauvreté en l’espace d’un quart de siècle. Ils seront 2,5 milliards à l’horizon de 2025-2030.
Aujourd’hui, nous entrons dans un quatrième moment de cette mondialisation. L’opposition n’est plus entre le Nord déclinant et le Sud triomphant. Dans les deux mondes, on trouve des pays qui vont bien – tels les Etats-Unis au nord – et des pays qui vont mal –tels l’Inde, le Brésil, la Turquie ou l’Afrique du sud au sein des émergents -. La Chine ralentit mais reste autour de 7,5 % de croissance. En revanche, l’Inde est passée de 8,5 à moins de 4 %. Le Brésil de 5 à 1 %. La Russie de 4 à 1 %. Certains pays comme la Turquie, le Brésil ou l’lnde connaissent de fortes secousses car les réformes n’ont pas suivi le développement et qu’ils cumulent désormais forte inflation, déséquilibre de la balance courante, excès du crédit intérieur, dette extérieure, révolte des nouvelles classes moyennes contre les dysfonctionnements des institutions et de l’Etat de droit.
Au Nord, les pays développés ont investi 40 % de leur PIB pour éviter une nouvelle crise des Années Trente, ce qui a porté leur dette publique de 75 % du PIB en 2007 à 105 % du PIB. A juste titre, ils ont tiré les enseignements de la crise des années 1930 qui a montré que la déflation devait à tout prix être endiguée par le sauvetage des banques, par une politique monétaire et budgétaire expansionniste, par le refus du protectionnisme.
Vaille que vaille, ces principes ont été appliqués en 2008 et ont fonctionné. La déflation a été enrayée ; il n’y a pas eu de mouvement général de baisse des prix, de l’emploi, de la production, de l’investissement. Et avec cette spirale a été évitée une guerre commerciale et monétaire comparable à celle des Années Trente.
Mais le cantonnement de la déflation a eu un prix élevé et laisse de lourdes séquelles : l’excès de dettes publiques et privées, le chômage de masse, les inégalités, le populisme, les tentations protectionnistes. Il faudra gérer ces déséquilibres durant de longues années tout en essayant de consolider la reprise.
Évidemment, c’est compliqué. Mais c’est possible comme le montrent les États-Unis qui sont en train de repartir. Pourquoi ? Parce que Corporate America est de retour. Les États-Unis ont reconstruit leur appareil de production et sont de nouveau compétitifs. Le coût du travail a baissé de plus de 10 % ; les banques ont été restructurées et recapitalisées ; le coût de l’énergie a été divisé par trois grâce aux hydrocarbures non conventionnels ; l’investissement atteint près de 400 milliards de dollars par an contre 350 milliards en 2007.
Donc, en travaillant sur tous les facteurs de production, les États-Unis sont redevenus un site de production efficace jusqu’à s’affirmer comme la terre des relocalisations, notamment pour des firmes comme Apple. Par ailleurs, facilitée par le dollar il est vrai, une politique monétaire très expansionniste a été conduite qui a permis de ranimer l’activité et l’emploi. Depuis 2013, une nouvelle étape s’est ouverte avec l’ajustement budgétaire et le début du resserrement monétaire.
Aujourd’hui, l’économie américaine croît de plus de 2,5 % par an alors qu’il y a un effet des coupes budgétaires négatif de 1,5 %. Le taux de chômage est revenu à 7 % et va vers 6 %. Le déficit public a été réduit de 8 à 4,1 % du PIB en 2013. Il reste des problèmes de dettes publiques et privées. Mais la reprise est là. C’est la preuve que le pays qui était le plus malade a réussi à imaginer une stratégie de sortie de crise cohérente.
De même, en Chine, la nouvelle direction chinoise, lors du Troisième plénum, a annoncé un panel complet de réformes qui porte sur la libéralisation du secteur financier, l’extension du marché, l’internationalisation du yuan, mais également sur la réforme du statut des migrants, la fin de la politique de l’enfant unique, la reconnaissance du droit de propriété des paysans pour rééquilibrer les richesses. Donc, le modèle économique chinois est en train de bouger, accompagnant une certaine agressivité sur le plan diplomatique et stratégique avec la création unilatérale d’une zone d’exclusion aérienne dans la Mer de Chine du Sud.
Le président Obama avait raison en plaçant au cœur de son discours d’investiture pour son deuxième mandat la phrase suivante : « Nous avons une opportunité exceptionnelle de changer notre pays dans ce moment précis. » De fait, le clivage ne passe plus entre le Nord et le Sud, mais entre les continents et les nations qui parviennent à se réformer et à s’adapter aux surprises incessantes de notre temps et les autres.
Dans ce monde hétérogène, un continent souffre particulièrement : c’est l’Europe. Pourquoi ? Parce que la mondialisation se restructure autour de grands pôles. Ainsi les Etats-Unis d’Obama cherchent à constituer un réseau d’accord commerciaux avec l’ALENA qui est le grand marché panaméricain; le marché transatlantique qu’il essaye de négocier avec l’Europe, le pacte transpacifique qui est conçu aussi pour être un instrument de cantonnement de la Chine.
Parmi ces grands pôles, L’Europe se distingue car elle cumule trois crises : celle de la mondialisation, celle des risques souverains, celle des nations dites périphériques. Elle affronte par ailleurs une série de problèmes structurels : la diminution et le vieillissement de sa démographie avec la perte de 50 millions d’habitants d’ici à 2050 ; la faiblesse de la croissance avec une rechute dans la récession (- 0,4 % en 2013 et une progression limitée à 1,1 % en 2014) ; un taux de chômage qui s’élève à 12 % et qui culmine à 26 % en Espagne et en Grèce où plus d’un jeune sur deux est sans emploi.
De plus, le continent doit gérer cette situation sans précédent depuis les années 1930 avec la configuration très particulière de la monnaie unique. C’est la troisième fois dans l’histoire qu’on essaye de faire une union monétaire. La première, c’était l’Union latine, en 1865, qui nous a laissé le format des pièces d’or ; elle a implosé avec la guerre franco-prussienne de 1870. La deuxième expérience, catastrophique celle-là, fut celle du Bloc-or dans les Années Trente. En 1933, se réunit la Conférence de Londres qui est la dernière tentative pour essayer de trouver une issue concertée à la crise des Années Trente. Roosevelt qui vient d’être élu veut avoir les mains libres. Les Français sont obsédés par la défense de l’étalon or. Donc, la Conférence échoue, ouvrant le cycle infernal des mesures protectionnistes et des dévaluations en chaînes. La France a la très mauvaise idée, avec notamment l’Italie, la Suisse, la Belgique et la Pologne, de créer un Bloc-or qui rétablit la parité avec l’or. Elle ajoute la déflation à la dépression. Les pays du Bloc-or affichent ainsi la plus mauvaise performance dans les Années Trente. Et la France a la pire de tous, parce qu’elle est la dernière à sortir, avec la dévaluation du Front populaire de septembre 1936.
A partir de ces deux exemples historiques, les économistes ont travaillé et identifié cinq conditions pour une zone monétaire soutenable : un gouvernement économique ; une banque centrale qui soit un prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire qui puisse prêter de manière illimitée aux États et aux banques ; la solidarité financière ; un fort contrôle budgétaire ; enfin la mobilité et la liberté des facteurs de production, travail et capital.
Le traité de Maastricht a créé l’euro sans réunir aucune de ces conditions. L’euro, tôt ou tard, était programmé pour la crise. Se sont greffés là-dessus, deux problèmes majeurs. D’abord, une économie d’endettement, qui explique l’état de la Grèce aujourd’hui. Et puis, une divergence Nord-Sud. Elle s’est établie entre la France et l’Allemagne, la première passant aux 35 heures quand les Allemands s’engageaient dans l’Agenda 2010 à partir de 2002, avec pour résultat un écart de compétitivité de 30 % à l’avantage de l’Allemagne en dix ans. Elle s’est aussi installée entre le Nord et le Sud de la zone euro : d’un côté, des pays qui épargnaient, investissaient et exportaient ; de l’autre, des pays qui s’endettaient pour consommer et importer, soit avec de la dette publique dans le cas de la France, soit avec de la dette privée dans le cas de l’Espagne.
Où en sommes-nous ?
La situation s’améliore sur le plan conjoncturel. Le Royaume-Uni connaît une reprise extrêmement vigoureuse (2,4 %) avec la reconstitution de l’économie de bulles immobilière et financière ; le chômage va descendre autour de 7 %, voire en dessous. Il s’agit d’une vraie reprise, soutenue par une politique monétaire très expansionniste inspirée par celle des États-Unis, par la dévaluation de la livre sterling mais aussi par des réformes structurelles très importantes sur la dépense publique, sur l’Etat-Providence, sur la flexibilité du marché du travail. La zone euro va sortir de récession, avec une activité en hausse de 1,1 %. Le chômage commence à se stabiliser même s’il reste très élevé dans les pays du Sud.
Surtout on enregistre enfin un retournement favorable dans les pays les plus touchés par la crise de la dette. L’ajustement marche. L’Espagne renoue avec la croissance ; elle a rétabli sa balance courante et construit désormais plus de voitures que la France. L’Italie dégage un excédent primaire de son budget et un fort surplus commercial (25 milliards en dix mois).
Qu’est-ce que cela montre ? Eh bien que l’Europe est en train de repartir par les réformes et une stratégie concertée de reflation au nord et d’ajustement structurel au sud. L’Allemagne, contrairement à ce qui est dit en France, mène une politique coopérative en acceptant acceptent des hausses de salaire de 3 % par an depuis 3 ans et une inflation de 1,6 %. L’Espagne, l’Italie, mais aussi l’Irlande ont spectaculairement amélioré leur compétitivité.
Par ailleurs, d’importants progrès ont été réalisés dans le domaine clé des institutions de l’euro autour des cinq conditions permettant la soutenabilité de la zone monétaire. Un début de gouvernement économique a été créé. Grâce à Mario Draghi, la BCE a été érigée en banque centrale de plein exercice. Un mécanisme de solidarité a été institué qui peut mobiliser 950 milliards d’euros dont 500 milliards sont encore disponibles. Le traité budgétaire a été ratifié. Une union bancaire est en cours de négociation. Enfin, la mobilité du travail est désormais effective sous la pression de la crise : en 2012, un million de personnes sont entrées en Allemagne, dont 400 000 jeunes Européens venant de Grèce, d’Espagne, du Portugal, d’Italie mais aussi de France.
Deux conclusions émergent. Le problème de l’Europe a été magnifiquement résumé par Madame Merkel qui a dit : « L’Europe, c’est 7 % de la population mondiale, 25 % de la production, 50 % des transferts sociaux dans le monde. » Elle s’est trompée sur la production qui n’est que de 20 % et non de 25 %. Mais la logique de son raisonnement reste imparable qui montre que les Etats-Providence ne sont plus soutenables au regard du rythme de la croissance. Deuxième remarque, en Europe comme dans le monde, le clivage s’établit entre ceux qui font des réformes et qui bénéficient de la reprise et ceux qui s’ne montrent incapables et qui s’enferment dans la croissance zéro, le chômage, les déficits et les dettes. A preuve l’Allemagne, qui compte 42 millions de postes de travail occupés pour 81 millions d’habitants contre 25 millions en France pour 65,5 millions d’habitants. Une balance commerciale avec un excédent de 180 milliards contre 70 milliards de déficit en France. Un excédent budgétaire de 1 % du PIB contre un déficit de 4,1 % du PIB en France. Une dette qui est passée de 81 à 78 % du PIB contre elle atteindra en France 95,4 % du PIB à la fin de 2014.
De fait – c’est le troisième point de mon propos –, il existe un pays développé, un pays européen qui reste le seul à refuser le constat de Madame Merkel et l’appel à la mobilisation de Barack Obama. Et ce pays c’est la France.
Constat de Madame Merkel : « On ne peut pas avoir 50 % des transferts sociaux avec 20 % de la production et 7 % de la population. »
Appel à la mobilisation d’Obama : « Nous avons une opportunité exceptionnelle de changer notre pays dans ce moment précis. »
La France est en train de passer du déclin relatif au déclin absolu. Pourquoi ? Parce que, depuis les années 1970, la croissance a perdu 1 point par décennie. Dans les années 1960, l’économie française a crû de 5,8 % par an contre 4,4 % en Allemagne, 3,9 % aux États-Unis, 3,1 % au Royaume-Uni. Nous descendons autour de 4 dans les années 1970 pour dégringoler ensuite : 3, 2, 1 %. Depuis 2010 la France est en croissance zéro et le restera pour la décennie si elle ne se transforme pas. Le chômage est permanent, touchant 10 % des actifs en moyenne en dépit de 500 000 emplois subventionnés par l’État.
La production et le secteur privé sont en voie d’euthanasie. La dépense publique atteint 57 % du PIB, soit un niveau record au sein du monde développé. Il ne reste que 185 entreprises de plus de 5 000 salariés et 4.195 entreprises qui comptent entre 250 et 5.000 salariés. Soit 4 000 PME dont 3 000 sont des filiales de grands groupes, contre plus de 12 000 en Allemagne qui composent le fameux Mittlestand. La dette publique a dérivé de la production et de l’emploi marchand dans notre pays. Bien sûr, les finances publiques ont dérivé avec une course folle de la dette de 20 % du PIB en 1980 à 95 % du PIB.
Et puis, ce qui est peut-être le plus préoccupant, la Nation est menacée d’éclatement entre plusieurs France. La France que vous représentez, qui vit dans la mondialisation avec des performances souvent excellentes. La France de l’exclusion qui touche 6,5 millions de personnes, placées en dehors du marché du travail, de la société, de la citoyenneté. La France de l’immense secteur protégé. Et puis la France hors la France, avec une diaspora de plus de 3 millions de personnes. Ces différentes France vivent selon des rythmes et des règles radicalement hétérogènes : elles ne se comprennent plus et ne se parlent plus.
Tout ceci contribue à former un pays déclassé en Europe et dans le monde, dont les citoyens sont de plus en plus happés par une dynamique de peur, de haine et de violence qui conforte les populismes. Il reste certes les initiatives diplomatiques et les interventions militaires en Afrique. Mais l’écart se creuse entre le discours de la puissance et les moyens de la puissance, avec des budgets militaires aujourd’hui insuffisants par rapport aux risques encourus par nos soldats.
Le passage au déclin absolu découle de la divergence entre croissance démographique et croissance économique. Depuis 2008, la France a gagné 1,5 million d’habitants, mais perdu 1 point de richesse nationale. Donc la richesse par habitant diminue, pour se situer désormais 13 % en dessous du niveau allemand. De même, la production industrielle a chuté de 16 % depuis 2007, ce qui est sans équivalent au sein des grands pays développés. Dans le domaine de la désocialisation, 180 000 jeunes sortent du système scolaire chaque année sans savoir ni lire ni écrire ni compter. Deux millions d’entre eux, entre 15 et 25 ans, sont en dehors de toute formation, de tout cursus, de toute activité ou de tout emploi. Evidemment, ils sont promis à une vie placée sous le signe de l’exclusion et de l’anomie.
Le décrochage de la France n’est pas le produit de la mondialisation, de l’Europe ou du passage à l’euro. Il résulte d’un modèle économique et social qui reste ancré dans l’économie fermée et administrée des années 1970. Un modèle étatiste, corporatiste, tiré par la dette et la dépense publique qui se révèle aujourd’hui insoutenable.
Du fait de son refus des réformes, la France est devenue le risque majeur pour l’euro. Elle est un danger pour elle-même mais aussi pour ses voisins. Pourquoi ? Parce que, contrastant avec ces performances économiques et sociales plus que médiocres, on note une anomalie heureuse : la faiblesse des taux d’intérêt de la dette française. Comment un pays qui est dans l’état que j’ai décrit peut-il bénéficier de taux historiquement bas ? Il y a cinq raisons à cela. Cinq raisons qui dépendent peu de nous et qui pourraient changer très vite.
Première raison, le quantitative easing, donc les politiques monétaires très expansionnistes conduites aux États-Unis ou au Japon. Le Japon double sa masse monétaire en deux ans et, du coup, les liquidités affluent vers l’Europe et en particulier vers la France. Parce que les émergents connaissent des turbulences. Parce que l’euro est surévalué. Parce que l’Allemagne se désendette et que la France émettra à l’inverse 175 milliards d’emprunts en 2014 et en 2015. Deuxième raison, les marchés n’ont pas envie de se refaire peur en testant l’éclatement de la zone euro. Troisième raison, la France est censée bénéficier d’une garantie implicite de l’Allemagne depuis 1992, année où la Bundesbank est intervenue de manière décisive pour soutenir le franc. Quatrième raison, les difficultés sérieuses de l’Italie et de l’Espagne qui, heureusement pour elles, vont mieux mais du même coup nous concurrencent. Cinquième raison, l’incroyable tolérance des Français à l’impôt, qui a cependant pris fin avec la jacquerie fiscale de 2013.
Le choc fiscal de plus de 70 milliards d’euros qui a été infligé à notre économie depuis 2012 a ruiné le consentement à l’impôt. On constate désormais de multiples fuites, des exils fiscaux au basculement de pans entiers d’activité dans l’économie clandestine, avec pour symbole la baisse de 8 % en six mois des déclarations d’heures travaillées au titre des emplois familiaux. Trop d’impôt a tué l’impôt. En 2013, sur 25 milliards d’euros de recettes supplémentaires ont été enregistrés 11,2 milliards d’euros de moins-values. Pour les marchés, c’est un signal d’alerte majeur. La probabilité se renforce donc d’un choc sur la dette française qui entraînerait mécaniquement la relance de la crise de l’euro car l’Allemagne, même si elle le voulait ne peut réassurer seule la dette française, et parce que tous les mécanismes de solidarité reposent sur la double signature de l’Allemagne et de la France.
Le déclin français est d’autant plus incompréhensible et scandaleux que notre pays continue à disposer d’atouts remarquables et qu’il pourrait se redresser rapidement.
D’abord, la France reste un grand pays développé. C’est un pays conservateur mais riche de beaucoup de capital accumulé – capital matériel, financier mais aussi et surtout capital humain et immatériel -. Quand on regarde les expériences de retournement conduites à l’étranger – le Canada et la Suède dans les années 1990, l’Allemagne, la Finlande, Autriche au début des années 2000, les Etats-Unis et l’Espagne à partir de 2009 – la vitesse d’adaptation des économies et des sociétés frappe. Les deux premières années sont difficiles mais les résultats sont spectaculaires en moins de 5 ans.
Les autres pays développés montrent que la réforme est possible et payante à condition d’élaborer et de tenir une stratégie claire, de donner la priorité à la compétitivité qui constitue le socle pour une croissance, des emplois et un désendettement durables. Ils confirment également qu’il n’existe pas de modèle mais que chacun doit faire avec ses atouts. La France ne peut pas importer l’industrie allemande ou la City britannique. En revanche, elle doit utiliser ses nombreux atouts.
Quels sont nos atouts ? Le dynamisme de notre démographie. Des talents et des cerveaux, qui malheureusement ont tendance à partir aujourd’hui. De l’épargne qui représente 16 % du revenu des ménages. Des pôles d’excellence dans le secteur public et dans le secteur privé. D’excellentes infrastructures et des services publics. Une culture, une civilisation, un mode de vie, une gastronomie, des paysages et un climat sans équivalent – en dehors de l’Italie ! -. La France n’est pas une économie spécialisée mais une économie diversifiée. Elle se développe sur six pieds : l’agriculture, l’industrie, les services, la place financière, le bâtiment, le tourisme.
Le redressement suppose de partir de la maxime de Clémenceau qui disait : « Il faut savoir ce que l’on veut. Une fois qu’on le sait, il faut avoir le courage de le dire. Une fois qu’on le dit, il faut avoir le courage de le faire. »
Nous devons passer cinq pactes. Un pacte productif, qui est fondamental. Aujourd’hui le taux de marge des entreprises françaises est de 27,7 % contre 42 % en Allemagne. Il faut le remonter de 1 point par an en baissant les impôts et les charges sur les entreprises. Et il faut créer un choc de compétitivité dans le secteur public et dans le secteur privé en sortant des 35 heures. Un pacte social, qui implique la flexi-sécurité du marché du travail. Un pacte budgétaire pour économiser 100 milliards d’euros de dépenses publiques en cinq ans. Ce n’est pas si difficile quand on part de 1125 milliards d’euros ! La seule sortie des 35 heures ferait gagner 24 milliards d’euros de compensation pour les entreprises et 4,5 milliards d’euros au titre des RTT dans la fonction publique. Il faut appliquer la recommandation de Pierre Mendès France, qui appelait à faire basculer la dépense publique improductive vers les usages productifs, à savoir l’investissement et l’innovation. Un pacte citoyen qui réintègre les jeunes, les immigrés et leurs descendants sur le marché du travail et dans la société. Enfin un pacte européen avec l’Allemagne pour stabiliser définitivement la zone euro, mettre en place une stratégie économique plus favorable à la croissance et à l’emploi, relancer la construction européenne.
La principale difficulté n’est plus intellectuelle mais politique. La France affronte ce moment décisif de son histoire avec le Président le plus faible et le plus impopulaire depuis 1958. Alors, que peut-il se passer ? Quatre scénarios sont possibles.
Le premier qui serait le plus normal, ce sont les élections. Mais la France a raté en 2007 et en 2012 l’occasion de voter puis d’appliquer un programme de modernisation, contrairement au Royaume-Uni. La deuxième possibilité, c’est la réforme décrétée par le haut comme le général de Gaulle en 1958 ou Gerhardt Schröder avec son Agenda 2010. Dix ans après, l’Allemagne vit toujours sur l’acquis des réformes de l’ère Schröder, mais le SPD en souffre toujours, ce qui n’est pas sans glacer nombre de socialistes en France. La troisième hypothèse, la moins démocratique, c’est le débarquement brutal des dirigeants par les marchés financiers ou les partenaires européens l’extérieur, à l’exemple de Silvio Berlusconi et d’Andréas Papandréou en 2001. Avec le risque que la démocratie et les électeurs ne se vengent, sous la forme de l’extrême-droite grecque ou du populisme de Beppe Grillo en Italie. Mario Monti a fait plus en vingt mois pour l’Italie que la classe politique italienne en vingt ans mais a commis une erreur fatale en se présentant aux élections, permettant au système politique italien traditionnel de reprendre la main.
L’ultime solution, c’est le tournant de la rigueur de 1983. Au terme d’une expérience de politique économique complètement déraisonnable, la France était alors sur le point de devoir demander l’aide du FMI arriver et d’être contrainte de quitter le système monétaire européen. François Mitterrand s’est alors résolu à changer radicalement de politique tout en refusant de l’assumer. Je pense que c’est ce que François Hollande finira par être obligé de faire en effectuant un tournant de la compétitivité. Il ne peut pas achever son quinquennat sans un choc majeur s’il ne change pas de politique.
Churchill disait : « Il faut saisir l’événement par la main avant qu’il ne vous attrape à la gorge. » Malheureusement, la France et ses dirigeants, à force d’avoir subi les événements et refusé de comprendre le monde du XXIème siècle, la mondialisation, l’après-guerre froide, les conséquences du passage à l’euro, sont désormais pris à la gorge. Mais le déclin n’est pas fatal. Et notre pays dispose de tous les atouts pour se relever. A condition de cesser de rechercher des boucs émissaires et de s’inspirer de la sagesse de Montaigne qui, au cœur des guerres de religion du XVIIe siècle, rappelait que : « Notre bien comme notre mal ne dépendent que de nous. »
Parution chez Albin Michel du dernier livre de Nicolas Baverez, Lettres béninoises.