2002

14/05/2002

Dîner en l’honneur de Monsieur Philippe Sollers, écrivain Château du Tertre, Margaux

Je suis très touché que vous ayez eu la gentillesse de m’inviter, ici. Ce château, Le Tertre, est merveilleux. Il ne demande qu’à être enchanté. Avant notre arrivée, nous avons fait un long tour vers la Gironde et j’ai retrouvé cette émotion d’identité profonde qui me lie à ce pays. Un pays extraordinaire dont on pourrait parler très longuement et dont j’ai rempli des passages entiers de mes livres

Monsieur Philippe Sollers

Je suis très touché que vous ayez eu la gentillesse de m’inviter, ici. Ce château, Le Tertre, est merveilleux. Il ne demande qu’à être enchanté. Avant notre arrivée, nous avons fait un long tour vers la Gironde et j’ai retrouvé cette émotion d’identité profonde qui me lie à ce pays. Un pays extraordinaire dont on pourrait parler très longuement et dont j’ai rempli des passages entiers de mes livres.

Il y a trois lieux au monde où je me sens vraiment bien. J’excepte Paris qui est un lieu de turbulences et de poison nécessaire, Bordeaux, pour des raisons de magie que nous allons essayer de cerner ; New-York, où je suis heureux de vivre chaque fois que j’y suis ; et Venise.

Le 11 septembre, ce qui m’a frappé, c’était que ces Twin Towers étaient pour moi, un symbole très fort de ce que l’art moderne peut faire, c’est-à-dire une merveille d’architecture. Il ne faut pas s’étonner du tout que la destruction de ces deux tours ait été précédée par la destruction , par exemple, des bouddhas, deux aussi, en Afghanistan.

La troisième ville, la ville rêvée, la ville merveilleuse, c’est Venise. Je pourrais passer mon temps, ici parmi vous, et à Venise.

Ces trois endroits sont révélateurs d’une inclination à vivre plutôt dans les ports qu’à l’intérieur des terres. Il y a deux civilisations qui s’affrontent constamment, ce sont celle des continentaux et celle des marins ou des gens qui habitent au bord de l’eau. Ce sont deux civilisations antagonistes, en quelque sorte, et cela a des conséquences finalement très politiques, ce n’est pas une simple question de géographie. C’est une ouverture d’esprit, un cosmopolitisme, un humanisme particulier. L’Europe doit être abordée par les ports comme Hambourg, Venise, Naples, Barcelone. Bordeaux est une des grandes villes de l’avenir européen.

Je veux vous dire mon émotion d’être ici et tout revient, c’est-à-dire l’enfance. Tout de suite, qu’est-ce que je faisais donc là, jeté dans ce paysage, fin 1936 ?

Fin 1936, sur la route d’Espagne, avec des maisons assez spacieuses et un grand parc qui entourait ces maisons, avec une particularité assez étrange, à savoir que deux frères avaient épousé deux sœurs et avaient choisi de vivre dans deux maisons parfaitement symétriques. D’emblée, c’est comme si j’avais une double vie, deux mères, deux pères, dans un jardin et en effet, là apparaît le vin. Très tôt, parce qu’enfant, je me rappelle très bien, comment on m’a mis assez vite à la campagne, pieds nus dans un pressoir, cela se faisait. J’ai encore sous les pieds la sensation du raisin pressé et il ne fallait pas laisser trop longtemps les enfants là, parce qu’ils auraient pu être intoxiqués. Cela me rappelle les vendanges, époque tout à fait impressionnante, de fêtes dans la région et de l’atmosphère très particulière qui régnait brusquement, d’un travail qui était aussi une fête, la fête du vin. Et dans le vin, il y a une vérité qui est sensible, perceptible mais qui, peut être, échappe à la pensée. Quand vous buvez un bon vin de Bordeaux, je n’ai pas bu d’abord les vins les plus célèbres, petit à petit mon goût s’est affiné, je pourrais vous dire ce que je bois de préférence. Puisque le Comte Alexandre de Lur-Saluces a la gentillesse de m’introduire parmi vous, disons qu’en effet, Yquem, qu’est-ce qu’on peut dire d’autre en le buvant, qu’il se doit d’être frais au début, en le laissant chambrer jusqu’à la pâtisserie et en allant des huîtres accompagnées de crépinettes jusqu’à un gâteau convenable.

Il y a quelque chose qui relève d’un tel art séculaire que pour rentrer dans la vérité du vin, il ne faut pas seulement le goûter, l’apprécier, mais il faut, je dirais, le dormir. Quand vous buvez un grand Bordeaux, il se trouve que le lendemain matin, votre corps a répondu étrangement, votre sang, vos cellules, à quelque chose qui est venu vous envelopper, vous rassurer, vous calmer, vous rendre plus lucide. Il faut être attentif à un réveil sur un grand vin, c’est là qu’on le comprend le mieux. C’est après l’avoir, en quelque sorte, dormi.

« Aujourd’hui, dit Baudelaire, l’espace est splendide. Montons à cheval sur le vin, sans mors, sans éperons, sans bride, vers un ciel féerique et divin. » Baudelaire, vous voyez, fait rimer « vin » et « divin » et il est impossible qu’il en soit autrement. Je ne vais pas vous convoquer, bien entendu tous les dieux, à commencer par Dionysos, on peut l’appeler Bacchus en latin, mais le rapport à la divinité du vin est quelque chose qui devrait, je crois, nous faire réfléchir sur cette perte des dieux, ou sur ces dieux devenus grimaçants et meurtriers qui sont ceux de notre temps. L’absence de Dieu, l’absence des dieux, la férocité de Dieu, l’incroyable fanatisme de Dieu, nous cachent quelque chose qui persiste dans le vin comme divinité, dans la poésie, dans l’art et dans la musique.

Mozart a fait chanter, à un moment très étonnant de son Don Giovanni, son héros : « Vive le bon vin, vive les femmes, soutien et gloire de l’humanité ».
Le vin, les femmes. Comme c’est étrange. Pourquoi cet appel à la gloire de l’humanité à travers le vin et les femmes ? C’est une vérité qui s’est énoncée de préférence au XVIIIème siècle. Curieux, ce siècle, mais nous y sommes plus ou moins. Vous sentez bien que quelque chose à Bordeaux fait signe vers cette époque.

Stendhal l’avait remarqué, il n’est pas le seul, quelque chose qui fait signe vers une réalité qui serait là, persistante grâce au vin. Le vin, nous en sommes tous des prothèses en quelque sorte, des surgeons, nous, humains, qui mourrons assez vite. Le vin a une vertu d’immortalité, il était là avant nous, il va être là après nous, mais il n’a pas besoin de nous, sauf pour le soigner, exprimer ce qui vient à la fois des sols, des siècles, de l’océan et de ces deux fleuves qui vont vers lui. Les gens n’imaginent pas cette présence de l’eau salée, de l’eau douce lorsque l’on est à Bordeaux, près de là où il faut, c’est-à-dire que nous ne sommes pas en Bourgogne, nous sommes dans un endroit où on fait ce vin-là. Ce vin qui est à mon avis, évidemment, le meilleur et le seul du monde.

Bordeaux en 1936, c’est quoi ? c’est une ville qui va être occupée très rapidement par les Allemands. J’ai quatre ans, dans les bras de ma mère, nous fermons les volets, nous voyons rentrer les troupes allemandes. La maison est occupée, parce qu’elle est assez spacieuse. Tout le rez-de-chaussée est occupé par les Allemands. Nous nous cachons au grenier pour écouter radio Londres. Tiens, Londres. Voilà Londres qui arrive dans le paysage de la vérité du vin. Comme c’est curieux. Mais Londres boit du vin de Bordeaux depuis fort longtemps.

Bordeaux a une longue histoire anglaise. Aliénor d’Aquitaine… Montaigne évoque au début des « Essais », tout de suite, le Prince Noir. Nous n’habitions pas loin d’un des deux châteaux, dit du Prince Noir. C’est-à-dire un petit manoir gothique qui me faisait beaucoup rêver.
Le Prince Noir, le Black Prince, est-ce que ça n’est pas une expression extraordinaire, et d’autant plus quand on est sensible à la poésie et qu’on commence à méditer sur ce poème, rappelez-vous, de Gérard de Nerval ; « Je suis le Prince d’Aquitaine à la tour abolie, ma seule étoile est morte, et mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie. » Le prince d’Aquitaine à la tour abolie, le vin le ranimera, c’est sûr.

Il y avait cette présence là, allemande, et nous écoutions radio Londres, c’est-à-dire qu’il y avait l’Anglais, il y avait d’ailleurs un peu de Mozart à travers le brouillage de la radio, notamment des petits extraits très significatifs de la « Flûte enchantée » qui attiraient mon attention, très enfant, et puis il y avait les messages codés, envoyés aux résistants dans la France entière. C’est-à-dire qu’on apprenait là, un langage crypté : « Une hirondelle ne fait pas le Printemps. Je répète. Une hirondelle ne fait pas le Printemps » ou « Les carottes sont cuites. Je répète. Les carottes sont cuites. »
Je suis apparu, si je peux dire, à Bordeaux, dans une époque extraordinairement troublée. J’entendais hurler de l’allemand en bas de la maison, on écoutait de l’anglais en haut, on parlait le français, plus ou moins étouffé, et il y avait aussi la remontée de l’Espagne, tous les réfugiés espagnols.
Un sens des langues et le vin, à mon avis, a cette vérité qu’ont les passages à travers les langues, la musique et le vin, on n’a pas besoin de traduire. Nous pouvons être ici, en Angleterre, à Singapour ou à Tokyo. Nous pouvons être allemands, anglais, néerlandais et nous savons très bien nous retrouver dans le vin même si nous ne nous comprenons pas. Le vin va exprimer des nuances et des délicatesses que nous ne trouverons pas forcément à dire avec des mots.

Monsieur Jean-Claude Simoën
Mais ça commence quand même par une éducation ? Une éducation du goût ?

Monsieur Philippe Sollers
Oui, mais je ne pense pas que le goût soit éducable. Il faut se le faire à soi-même. Je ne pense pas qu’on apprenne à avoir du goût.

Monsieur Jean-Claude Simoën
Mais, il y a un premier sillon tracé, quand même ?

Monsieur Philippe Sollers
Pour que le goût soit vraiment dans la vérité, notamment du vin, il faut savoir le dire, pas seulement l’éprouver. Il faut arriver à dire cette sensation-là, dans sa profondeur et ses nuances.

Je vous ai parlé des Allemands et j’ai été au lycée Montesquieu, puis, au lycée Montaigne. Je voudrais insister sur ce XVIIIème siècle, parce que c’est à reprendre. Nous sommes en retard par rapport au XVIIIème. Voilà la vérité : en retard, en régression.

Ça m’a beaucoup amusé de voir que le maire de Bordeaux, qui est quand même le successeur de Montaigne, a éprouvé le besoin, la nécessité, de faire un livre sur Montesquieu. Il a sorti devant moi des éditions originales de Montesquieu. Je crois que Montaigne, Montesquieu, ce sont des esprit qu’il faut vraiment faire monter, non seulement vers nous mais vers la terre entière. On va vous parler de plus en plus d’humanisme, mais les humanistes, c’est nous. Les temps modernes humanistes, c’est en français ou en gascon que ça a été prononcé. Tout ça est immense. « Revenons à nos bouteilles », comme dit Montaigne, quand il craint d’avoir fait une digression. Mais la digression est un art. Ce que nous vivons aujourd’hui, avec l’Europe, les crises et les mouvements de tremblements politiques, c’est tout à fait fondamental. Il faut donc, sans aucun complexe, retrouver cette force et pour çà, il faut avoir, je crois, pour le vin, la conscience, le goût, la curiosité, l’attention, la méditation de l’étranger. Il ne faut pas que nous nous en sentions propriétaire. Le vin nous dépasse. Nous ne serons jamais assez proche de lui. Nous sommes toujours un peu trop gros, trop pesant, trop ruminant, trop intéressé, pas à sa hauteur. Il faut en quelque sorte le voir comme si on était admis à lui. Il faut se dépouiller pour rentrer vraiment dans le vin. J’ai envi de vous lire ce sublime poème écrit par un poète allemand, le plus grand poète pour moi du XIXème siècle, de la fin du XVIIIème siècle, c’est le poème de la visite du voyage d’Hölderlin à Bordeaux : « Souvenir ». Tout le monde connaît ce poème, moi-même je l’ai lu six cents fois, et je ne le connais pas. »

Monsieur Jean-Claude Simoën
On peut ajouter, quand même, qu’il a été particulièrement heureux à Bordeaux et qu’il est resté environ quatre mois ici.

Monsieur Philippe Sollers
Il est venu pour être précepteur dans la famille du Consul allemand venant de Hambourg. Cela rejoint ce que je disais tout à l’heure, à savoir que l’international des ports, du commerce et donc du vin, passait par les bateaux. Vous savez qu’on emmenait le vin dans les bateaux aussi, cela s’appelait le retour des îles.
Hölderlin était à la recherche de la Grèce. Nous sommes en 1802 à Bordeaux. Il y a donc très exactement deux siècles. Quand il part d’Allemagne, il pense qu’il va en Provence. Il ne sait pas très bien la géographie, et, il arrive en Vendée sur les côtes de l’Atlantique. Là, il a comme une révélation, c’est comme s’il était en Grèce. Il l’a retrouvée ici, et ça c’est une intuition extraordinaire. Il dit qu’il a regardé les gens vivre dans ces paysages, et qu’Apollon l’a frappé.
« Le vent du nord-est se lève ». Ce qu’on appelle vous savez dans les régions maritimes de notre pays, le nordé. Quand le nordé est là, on sait qu’il se passe quelque chose de particulier. Poème de Hölderlin, « Souvenir »

« Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.
Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.
Ah ! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos ! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres !
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.
Mais où sont-ils ceux que j’aimai ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.
Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. »