Les Grands Vins de Bordeaux célèbrent Saint-Pétersbourg
C’est avec le plus grand plaisir que les grands vins de Bordeaux ont accepté d’accompagner le maire de cette même ville, Monsieur Juppé, pour venir célébrer ici le tricentenaire de la fondation de la ville de Saint-Pétersbourg. Nous nous réjouissons en effet de pouvoir renouer avec une ville, avec un pays, dont nous étions artificiellement séparés alors que tant d’échanges avaient non seulement permis son édification mais concrétisé le fait que nous appartenons, au même continent, à la même civilisation.
Introduction de Monsieur A. de Lur Saluces :
Monsieur le Gouverneur,
Messieurs les ministres,
Messieurs les recteurs,
C’est avec le plus grand plaisir que les grands vins de Bordeaux ont accepté d’accompagner le maire de cette même ville, Monsieur Juppé, pour venir célébrer ici le tricentenaire de la fondation de votre ville.
Nous nous réjouissons en effet de pouvoir renouer avec une ville, avec un pays, dont nous étions artificiellement séparés alors que tant d’échanges avaient non seulement permis son édification mais concrétisé le fait que nous appartenons, au même continent, à la même civilisation.
Nous avons le sentiment de renouer des fils qui n’auraient jamais du se rompre. Ils n’ont d’ailleurs jamais cédé, ils se sont tout juste distendus, nous en donnons la preuve aujourd’hui.
Permettez moi de saluer, la présence de mes amis et confrères :
- M. J.L. Trocard, Président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux
- M. Massonie, Grand Maître du Grand Conseil du Vin de Bordeaux, qui me permettra de saluer chaleureusement
- le Maître de la Commanderie de Bordeaux à Saint Petersbourg, M.Tourtchak.
Le vin de Bordeaux est par lui même un bon diplomate, mais il a quand même besoin d’ambassadeurs de qualité !
Je voudrais remercier pour son concours notre Académicien de l’Académie française, la grande, et de l’Académie du vin de Bordeaux, le maître Michel Serres,
Notre Académie, celle de Bordeaux, a pour mission de célébrer tout ce que le vin a de civilisé, dans son élaboration comme dans son usage, de recueillir et de diffuser ce qui le distingue si on l’apprivoise comme il faut.
Il demande quelques égards, il fait partie d’un art de vivre qui mérite un enseignement au profit des générations qui viennent.
Le vin est un signe du temps de multiple façons : il a fallu des millénaires pour constituer les terroirs où naissent les grands vins.
Il a fallu des générations de viticulteurs mais aussi d’amateurs au discernement aiguisé, pour sélectionner les meilleurs terroirs, pour choisir entre toutes les possibilités qu’offre la viticulture.
En particulier, pour trancher entre une production massive où une élaboration de vins de grande finesse, de grande élégance.
Pour décider entre les différentes variétés de vignes aptes à produire du vin celles qui étaient les mieux adaptées à nos sols et à nos ambitions de qualité.
Entre toutes les techniques culturales telle celle qui est choisie en sauternais pour cueillir les raisins en fonction de leur transformation par la pourriture noble.
Le résultat de ce choix, de cette méthode avait été apprécié par le Grand Duc Constantin, en visite officielle en France en 1859.
Les grands vins sont aussi un symbole formidable de la vie, du temps qui s’écoule. De l’amitié enfin si on songe à tous ces évènements petits ou grands qui sont célébrés par l’ouverture d’une bouteille choisie.
M. Perez de Cuellar, l’ancien secrétaire général de l’ONU nous avait dit en nous rendant visite qu’il considérait sa cave, à New York comme un outil de travail.
Aucun pays civilisé n’a grandi sans une relation avec le vin. On peut même affirmer que ce produit de la vigne et du travail des hommes a une dimension particulière, une mission civilisatrice.
A cette occasion je veux rendre hommage à nos confrères viticulteurs de la région de Crimée.
Mais il y a un autre lien qui nous rapproche de ce pays, c’est celui de la littérature : Tolstoï, Toutgueniev dans le roman « terres vierges », Dostoïevski, dans « Les possédés », Gogol, dans « les âmes mortes » ont évoqué fortuitement nos vins.
Et pour conclure, je vais laisser à Eugène Onéguine, le héros de Pouchkine s’adresser ainsi au vin de Bordeaux :
Vin de Bordeaux, c’est toi le frère
Qui dans le chagrin, le malheur
Compagnon sans réserve et pour la vie,
Est toujours prêt à nous aider
Comme à partager nos loisirs,
Vive le Bordeaux, notre ami !
Discours de Monsieur Michel Serres :
KAGOR : TRADUIRE, TRANSFORMER
« Kagor » : voilà le nom que votre sainte nation donne au vin que l’Église orthodoxe utilise dans ses rites. Ce terme vénérable désigne une liqueur rouge noir, sucrée, titrant 16°. Dans les traditions slaves, la couleur rouge, déjà, symbolise grandeur et beauté. Mais saviez-vous, de plus, amis de Saint-Pétersbourg et de toutes les Russies, où se cache l’origine ancienne de ce nom ? En France. Voici plusieurs siècles, certains cépages arrivèrent ici, venant du Quercy, région proche de Bordeaux ; de plus, un vigneron de là-bas inventa le procédé de mutage à l’alcool qui lui permit de faire voyager son vin vers vous sans risque, à partir de Cahors : Kagor. Voici plus d’un millénaire que cette liqueur, constamment présente sur vos autels, témoigne que des circonstances saintes nous rapprochent. En consacrant le sang du Christ, vous évoquez, en effet, un vin, une ville et la langue de France : par ma voix, celle-ci vous témoigne sa reconnaissance. Au mystère insondable du sacrement, s’ajoute un secret de traduction.
Traduire
Ainsi livrés à nos amis interprètes, nous manquons de langue universelle. Traduction, trahison, transcendance : il arrive donc que le nom d’une ville devienne, dans une langue amie, celle d’un vin sacramentel. Que je parle ma langue et je ne serai point entendu, non pas seulement par la faiblesse de ma voix, mais parce que mon idiome, singulier, ne s’entend point au-delà de certaines limites. Que faire pour que l’humanité s’entende ? Boire.
Sans nous en douter, nous avons quatre langues : l’une parle ; l’autre chante ; la troisième distribue ou reçoit des baisers, de sorte que celle qui parle aujourd’hui s’abstient de la citer, par pudeur ; la dernière sait goûter.
De la première, des lèvres, de la glotte et du palais jaillissent parole et langage. De ces mêmes organes buccaux, naît une voix dont les inflexions, quittant le sens, s’élèvent vers le chant et vers la musique. Une communauté surgit alors de cet effort. Le compositeur, la soprano ou le pianiste se font comprendre là où le conférencier requiert la traduction. Un orateur, un écrivain se savent des compositeurs ratés. Si, d’ici, je veux être entendu par plus de monde que par ma parole, je dois vocaliser ou jouer d’un instrument. L’éloquence chante en même temps qu’elle parle. Langue presque universelle, la musique déborde ceux qui n’entendent que le sens. Mais, limitée à son tour par le style, elle ne peut aller partout : Debussy et Franck à l’Ouest, ne sonnent pas comme, à l’Est, Glazounov et Prokoviev.
Or, miracle, de la même langue, des mêmes palais, lèvres et gencives, de la bouche naît le goût. Si les langues restent locales, si la musique, déjà, peut se répandre vers le global, au moins relativement, le goût, lui, entre tout de suite dans l’universel. Certes, il existe des différences, dans la cuisine, les aliments et les boissons, et nous fîmes tous des expériences terribles de franchissement de nos usages en matière culinaire: mais qui nierait qu’il n’a souvent, grâce à de telles expériences, progressé dans la finesse et l’ouverture de son propre goût ?
Je chante donc la mondialisation du vin, ou mieux son universalité, à partir, non point des langues qui parlent et chantent, qui nous différentient et nous séparent, mais de celle qui goûte et qui nous rapproche, celle de tout le monde sans exception. Voilà pourquoi l’humanité sort du genre homo sapiens, bête spéciale que la reconnaissance de sapidité, bien avant la sagesse, caractérise.
Si mon discours accède à la beauté, qui le saura, même si des amis le traduisent ? Si mon chant vous bouleverse, qui l’entendra au-delà d’une couronne retreinte ? Si la grappe atteint à l’excellence, homo sapiens s’en instruit. L’excellence du goûter atteint l’univers humain. Le vin de Bordeaux et le Kagor de la sainte Russie dépassent donc l’éloquence et les concerts.
Au-delà des secrets de traduction, cette universalité leur permet d’entrer dans les mystères sacramentels.
Mieux vaut boire que parler. Le sens nous éloigne ; une mélodie nous lie. Le style culturel de nos musiques nous distingue ; une caresse nous joint ; exclusif, le sexe nous différentie ; le goût nous réunit.
Répétons, comme un refrain, cette chanson aux quatre langues : parler nous sépare, chanter nous rapproche ; jouer nous isole, baiser nous confond ; les jaloux se disjoignent ; quand boire nous réunit, cela se nomme communier.
Et cela d’autant que, l’ivresse aidant, le vin fait perdre le principe d’individuation : je deviens toi, tu deviens moi, nous devenons unanimes. L’Eucharistie précède la Pentecôte.
Disons, chantons, caressons donc l’universalité du boire. Ces trois langues nous séparent ; seule la dernière nous unit.
Universalité de la terre et de l’eau
>Ainsi, le vin nous accorde ; mais l’eau nous réunit aussi. Les terriens se traînent et s’épuisent à marcher ; les marins volent dans le vent, frais. La mer rapproche ceux que les continents séparent. Le désastre de ladite Grande Armée mesure l’immense distance continentale de Paris à la Moscowa, mais Bordeaux et Saint-Pétersbourg voisinent, de port en port, du golfe de Gascogne à la mer du Nord et à la Baltique, de porte en porte, par le Scaggerat et le Kattegat ; une longue route s’annule entre voile et vent, hunes et hamacs. Il y a plus de communauté entre un marin d’Arcachon, de Bretagne, d’Anvers et de Hambourg, la ligue Hanséatique et Pierre le Grand, qui créa la flotte russe, qu’entre les paysans de la plaine d’Allemagne et les vignerons de Marne. La terre sépare, l’eau de mer unit.
Sauf que Balzac courait, en calèche, visiter Madame Hanska, considérant que la distance entre la France et la Russie se réduisait à celle d’une histoire d’amour.
La traduction nous unit et nous sépare dans le temps, nous n’évitons pas la géographie, qui nous unit et nous sépare dans l’espace. Certes, nous nous enorgueillissons de vous avoir donné le nom de votre vin sacré ; mais, du côté du mont Ararat, vers vos frontières iranienne et turque, nous ne pouvons pas oublier que vous nous donnâtes le vin, d’un coup et dès l’origine.
À propos de cette montagne, sur les flancs de laquelle les archéologues retrouvent les premiers ceps de vigne et les restes de l’Arche, nous discutons encore souvent sur le Déluge biblique. Certains géologues pensent aujourd’hui que des populations agraires vivaient jadis heureuses dans des vallées un jour submergées sous l’étendue d’eau que vous nous avez appris à nommer la mer Noire. Voici des millénaires, une falaise protégeait de sa hauteur ces terres, situées sous le niveau de la Méditerrannée, du déferlement de ses eaux. Vint un jour où le barrage craqua et, par les Dardanelles, la mer de Marmara et le Bosphore ouverts, passa une lame géante dont l’onde ennoya un pays large et la foule de ses habitants. Ainsi votre mer Noire, recouvrant le sud de la Russie, resterait, comme témoin de ce Déluge.
Or un homme, semble-t-il, avait entendu les craquements précédant la catastrophe et prépara un bateau pour sauver l’essentiel. Nous nous accordons depuis des millénaires à l’appeler Noé. Nous eussions dû lui donner un nom slave. Ce nouvel Adam, à partir duquel nos ancêtres renaquirent, ce prophète, que la Bible désigne comme le second père de l’humanité, en fut aussi le troisième, puisqu’il inventa le vin. Pour ce Noé Russe, l’humanité vous doit une reconnaissance, plus large encore que la précédente, qui ne touche que mon pays. L’humanité devrait à la Russie et à quelques nations limitrophes la liqueur noble dont la France, et nous Bordelais, avec quelque raison, nous vantons.
Peut-être n’eûmes-nous que deux pères, l’Adam primitif qui, au jardin premier, nomma, dit-on, animaux et plantes, puis Noé, le patriarche, à qui nous devons le redépart des êtres vivants, humanité comprise, reste rescapé de l’Arche, passé la catastrophe du Déluge. Plus encore, nous descendons moins d’Adam que de Noé, puisqu’à l’aide d’ordinateurs puissants, certains linguistes prétendent qu’oublieux à jamais des parlers adamiques, nous traduisons des langues issues du petit groupe débarqué de l’Arche de Noé, miraculeusement délivré de la calamité. Dans les deux cas, une étrange malédiction pèse sur le boire et le manger : sur la pomme, fruit du péché, ainsi que sur l’eau, flux irrémédiable de la punition.
Mon Dieu, mais quel péché ?
La crue diluvienne figure-t-elle une guerre de tous contre tous, si impitoyable qu’elle ne laissa survivre qu’un petit groupe de pacifiques, oubliés sur quelque rivage, sous l’arc-en-ciel, symbole de paix, du côté de l’Europe ?
De type physique, puisqu’elle fait intervenir la rupture d’un barrage du côté des Dardanelles, la première explication ne contredit pas la deuxième, analyse lucide et navrée de comportements agressifs si anciens qu’on peut les dire originaires. Nous les répétons encore aujourd’hui, comme si nous ne pouvions pas nous débarrasser d’une violence guerrière, archaïque, contemporaine, sans cesse reprise comme un cauchemar permanent : qui ne croirait, par elle, au péché originel ?
Une troisième interprétation, médicale, quant à elle, plus intelligente peut-être, comprendrait le Déluge comme un empoisonnement des sources et des marigots ; germes, virus, microbes auraient corrompu l’eau, qui, devenue maléfique, aurait tué tous les vivants. Les cadavres des espèces s’entassèrent alors autour des réservoirs. Nous ne saurons peut-être jamais pourquoi, dès l’Eden, tel fruit fut l’objet d’un interdit, ni pourquoi, là, de même, du côté de la mer Noire, tout rafraîchissement amena l’agonie. Il faut se sauver des eaux, mais comment ? Par un vaisseau, s’il s’agit de la rupture du Bosphore ; par l’invention d’une autre boisson, s’il s’agit de la pollution des sources et des rivières.
D’où l’association, autour de la légende ou de l’histoire de Noé, de l’arche et de la vigne, de l’eau et du vin. Car, dans d’autres écrits religieux archaïques, des textes parallèles, védiques, par exemple, confirment, en sanskrit, cette intuition issue du texte hébraïque : le brassage de la bière s’y trouve contemporain d’une crue diluvienne analogue. Dans ce cas, ne survivent aux eaux mauvaises que les buveurs de cervoise, comme, dans le nôtre, ne restent en vie que les amateurs de vin : au total, ceux qui usent de boissons fermentées ou bouillie, dans le cas du thé, dont la décoction ou l’infusion fut inventée, semble-t-il, aux mêmes époques. Nous descendrions alors d’aïeux qui ne durent leur survie qu’à s’abstenir de boire l’eau, en d’autres mots du Noé patriarche constructeur de l’Arche et vinificateur. Du coup, nous n’avons plus qu’un père commun, celui qui, le premier, planta la vigne.
Du coup, le vin sauva l’humanité. Ce que je voulais démontrer. Non seulement, il invente les cultures ; non seulement, il désigne un universel humain ; mais l’humanité aurait péri sans lui.
Sans doute devons-nous la vie à Eve et Adam, mais nous devons la survie et la culture pacifique à celui qui but le jus fermenté du raisin et, finissant par s’enivrer, parut nu dans sa tente ; la Genèse raconte que les deux meilleurs de ses fils recouvrirent sa nudité le soir où il abusa du nouvel élixir de longue vie, de la nouvelle Eucharistie, de ce « Kagor » vénérable.
Cette deuxième image pose un second problème : la découverte de la nudité accompagne l’abus du vin comme elle s’ensuivit, au jardin de l’Eden, de la consommation du fruit défendu. Nouveauté inattendue et double, en vérité : le vin sauve de la mort et assure la suite collective des générations, mais il met en péril la pudeur du patriarche et le rapport respectueux entre générations. Salvateur, mais dangereux. Guérisseur, mais scandaleux.
Ambiguité du vin
Ces traditions vénérables notent l’ambiguité du vin : Noé sauve l’humanité de la destruction radicale mais s’enivre abominablement avec cela même qui nous sauva. Certes, nous descendons de lui ; certes, nous procédons du vin ; mais nous héritons surtout de cette ambiguité : toutes nos cultures ressemblent au vin.
Lorsqu’Alexandre de Lur-Saluces, grand chancelier de notre Académie, me demanda de parler en votre ville, l’année de son trois centième anniversaire, je couvai l’idée, banale et partout répétée, de chanter, devant vous, la culture du vin. Or, je découvre avec vous une pensée réciproque, plus fine et féconde ; loin de le chanter, grâce à la culture, je ne puis parler de la culture elle-même que si je comprends le vin, liquide ambivalent : drogue, alcool, atroces, mais, en même temps, initiateur indispensable à la vie, conseiller de finesse et de paix. Sans doute, monte-t-il aussi haut dans l’excellence, comme à Bordeaux ou en d’autres lieux privilégiés de la planète, parce qu’il enfonce ses racines dans ce risque de folie, comme toute plante plonge bas dans les ténèbres du sol pour s’élever dans la lumière. Alors, si j’entends la double valeur du vin, j’aurais la chance de comprendre l’étrange duplicité des cultures humaines.
Duplicité de la culture
Voici longtemps que le vieil Ésope avait jugé la langue la meilleure et la pire des choses ; au moyen du même langage, en effet, nous disons « je t’aime » et « je te hais », déclarons l’amour ou la guerre, éloge ou calomnie : paroles à double fil comme langues de reptile, flux à double effet, comme le vin dans le texte de Noé. Les crus que nous soignons ressemblent donc à ces poèmes d’excellence et de paix, formés pourtant des mêmes lettres que les injures basses ou les discours creux.
Les quatre langues produisent ainsi de doubles ententes : poétique et médisante, celle qui parle et qui chante ; jalouse et enchanteresse, celle qui baise et qui aime ; alcoolique et sublime, celle qui goûte et boit. De ce quatuor, s’ensuivent toutes les cultures : de même que les mots peuvent porter la tuerie ou la vie, nous avons appris récemment, et à nos dépens, à quel point la science toute bonne et seule bonne, à vue moyenne, pouvait devenir dangereuse, lorsqu’elle faisait entendre le tonnerre atomique, à Hiroshima ; combien la connaissance, libératrice et souveraine, pouvait se faire pernicieuse, en des entreprises qui esclavagisent. Les vins que nous élevons ressemblent donc à des savoirs transcendants, formés pourtant des mêmes éléments que les équations de tous les dangers. De même, les richesses peuvent produire des merveilles, en construction et prospérité, mais entraînent haines, conflits, misères, inégalités ; comme la langue et la science, l’argent fait voir deux versants, le côté face du bonheur, le côté pile des maléfices. Et qui ne voit que la gloire, moteur mimétique d’exploits admirables, engendre aussi les guerres de l’histoire, perpétrées pour la puissance, la fortune et la notoriété ? Nous avons appris récemment, et encore à nos dépens, que les médias de toutes sortes, canaux fiables d’où nous viennent mille informations utiles et formatrices, transportent complaisamment atrocités, crimes, mensonges, la forge brûlante des faux dieux.
Nul ne comprend le vin, s’il ne mêle ses bénéfices aromatiques aux mortels méfaits de l’alcool ; un bouquet chromatique, éclatant comme la queue d’un paon, jaillit d’un cloaque aux poisons. Si nous expliquons ce nœud redoutable, la culture humaine toute entière se dénoue à nos yeux, munie de ses ambiguités exquises et tragiques. Nous chantons l’amour les pieds dans la souffrance ; nous connaissons plongés dans l’ignorance ; nous travaillons pour la paix dans un monde allumé par les haines et la guerre ; nous payons la gloire par la suffisance, toujours, et le meurtre, parfois… Sans doute notre condition ne monte à l’excellence que juchée sur ce risque extrême, comme si la hauteur avait pour condition l’abîme.
La culture et le vin transforment alors le mal en bien ou la nécessité en vertu. Le Déluge des tueries se déplie, à la décrue, en cet arc-en-ciel de paix qui ressemble comme un frère à la queue de paon que déploient les grands crûs de Bordeaux.
Drogues
Allons jusqu’aux replis les plus secrets de ce nœud noir où se transmutent les choses et les destinées ; tentons de définir une drogue. Une même molécule, parfois, entre comme remède bienfaisant dans une pharmacie efficace contre maladies et douleurs, mais peut devenir la cause de narcoses abominables dont chacun, par dose excessive, peut mourir. Indécidablement, elle joue le rôle d’un remède et d’un poison, bienfaisance et malfaisance ; ici, un méfait issu du bien, là, un bénéfice tiré du mal, le tout mélangé sans distinction.
Les drogues paraissent protéger, un temps, contre les angoisses liées à la mort et au temps. Donc tous les hommes, en tous moments et sous toutes les latitudes, s’y adonnent. Cette conduite, entre autres, nous distingue des autres vivants. Sage ou saint extraordinaire celui qui peut s’en dispenser. Certains fument l’opium ou le tabac, d’autres travaillent avec acharnement, quelques-uns boivent au-delà de la satiété, ceux-ci recherchent le pouvoir, la gloire ou l’argent, ceux-là ne savent pas s’arrêter de parler ou de regarder la télévision, tels enfin discutent sans fin de politique, combien assiègent les pharmacies… toutes ces accoutumances, rythmant le temps sur la répétition d’un geste ou la prise permanente d’une dose, vitrifient la vie sous narcotiques ou toxiques ; l’emploi du temps, lui-même, à quelque occupation régulière qu’on le consacre, ressemble à ce retour. Les animaux n’emploient ni n’exploitent la durée. L’homme, universellement, se drogue ; on peut se demander même si la toxicomanie ne le définit pas, au moins biologiquement. L’homme s’adonne. À l’héroïsme et à l’abomination. À l’assassinat et à la sainteté. Cette ambiguité fonde universellement nos cultures : elles transforment les deux pôles l’un dans l’autre. Attention au sens de la transformation !
La question de la drogue ressemble à s’y méprendre à celle de la violence et de la guerre, toutes deux sans doute inéradicables. Nous voilà au pied du mur, acculés à faire de nécessité vertu et de nos ignominies cultures. Où je retrouve le vin et l’éloge de son excellence. D’une drogue dure, l’alcool, il fait ce produit admirable, dont on peut dire aujourd’hui, que, parmi l’effondrement général de la qualité, la sienne subsiste et même s’améliore. Cette œuvre, ce travail héroïque, cette transsubstantiation forment l’exemple excellent de notre devoir humain qui, toujours et partout, transforme autant que possible la violence en énergie créatrice, traduit le risque majeur en beauté culturelle, change le langage ordurier en poésie musicale, transmute la guerre atroce en religion de paix, les inégalités en démocratie, la transmission médiatique des horreurs du monde en tragédies de Racine ou romans de Tolstoi.
Ainsi l’alcool vil se sublime dans les crus de Graves, Médoc, Sauternes, Saint-Émilion, Pomerol et autres appellations nobles. La bête ignoble qui se drogue a ceci de lumineux qu’elle change ses contraintes en culture et les vices en vertus. Nous doutions-nous que le vin résumait à la perfection l’étrange aventure de l’humaine destinée ? Fêtons, aujourd’hui l’essentiel des civilisations et leur réussite maximale, en louant ces transformations héroïques.
Nous vinifions l’alcool mortel en Bordeaux raffiné, comme vous traduisez une ville de France en vin sacramentel ; vous transsubstantiez le « Kagor » vénérable dans le sang du Christ, comme nous tentons ensemble, aujourd’hui même, tous deux face à l’univers, de sublimer la violence humaine en paix.
MICHEL SERRES
Saint-Pétersbourg, le 6 Juillet 2003