« Prince des Vignes, Prince du Palais, Monsieur de Savignac et ses collègues du Parlement à l’aube des Lumières ». Conférence de Caroline Le Mao, Auteur du Mémorial de Savignac, Chronique du monde bordelais du début du 18e siècle
« Cette année 1708, il y eut très peu de blé, ou pour mieux dire presque point, et également du vin, lequel s’est trouvé merveilleux, et celui d’Haut-Brion s’est vendu 500 livres, et celui du Blayais 120 livres »
« Cette année 1708, il y eut très peu de blé, ou pour mieux dire presque point, et également du vin, lequel s’est trouvé merveilleux, et celui d’Haut-Brion s’est vendu 500 livres, et celui du Blayais 120 livres » [1].
C’est par ce mot qu’en novembre 1708 un tout jeune conseiller au Parlement, dénommé Joseph François Ignace de Labat de Savignac entreprit la rédaction d’un manuscrit qui devait l’occuper près de douze ans. Ce qui n’était au départ que quelques notes journalières consignées dans un petit cahier, devint peu à peu un vrai journal. Les cahiers furent reliés, d’autres registres furent noircis et au total, ce sont près de 3000 pages manuscrites que nous laissa Savignac. Pourquoi, au soir de ce 12 novembre 1708, Savignac s’est-il assis à la table de son secrétaire pour consigner les menus événements de sa journée ? Et quelle force a pu le pousser à continuer cette tâche douze années durant ? Nous ne pouvons malheureusement apporté aucune réponse sur ce point, car si certains de ses contemporains, mus par le même désir d’écriture, ont justifié leur démarche, Savignac ne s’expliqua jamais. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre qu’il nous laisse constitue pour l’histoire du XVIIIe siècle naissant, une source incomparable par sa richesse et son pittoresque. Dresser un panorama de tous les sujets abordés serait quasiment impossible, car rien n’échappe à la sagacité du conseiller. Des champs de sa baronnie aux soirées mondaines de la cité bordelaise, des villageois aux magistrats du Parlement, du petit univers familial à la naissance des grands princes, des misères de l’hiver 1709 aux réjouissances de la paix d’Utrecht, rien n’échappe à cet homme curieux de tout. Mais s’il est un sujet dans lequel il excelle, c’est bien dans la description du monde viticole. On ne peut qu’être impressionné par la richesse des informations données par M. de Savignac. Nous n’avons pas ici affaire à un livre de compte, mais bien plutôt à un recueil d’impression. Certes, le mémorial ne présente pas la rigueur, la précision des documents comptables ; il sait en revanche faire la part belle aux détails en apparence anodins : les doutes et les espoirs concernant la récolte, la fête des vendanges… Si les mercuriales nous donnent les prix, M. de Savignac nous dit le temps qu’il fait, la difficulté de vendre la récolte cette année ; il nous dit les querelles avec les tenanciers, avec les marchands… En outre, M. de Savignac ne s’intéresse pas qu’à ses propres vignes, il lève un voile sur les pratiques de ses collègues parlementaires, qui régnaient aussi bien sur le Palais de l’Ombrière que sur les vignes du Médoc ou du Sauternais. On se plaît à rencontrer, dans les lignes du magistrat, les seigneurs du Médoc comme la famille Ségur ou les Pichon, les propriétaires des Graves, comme le président Daulède de Lestonnac ou encore les maîtres du Sauternais, comme les Filhot, les Suduirault et les Duroy… Mais il nous donne aussi à connaître ces plus humbles propriétaires, qui récoltent les grappes de quelques règes de vignes plantées en Fronsadais, sur les coteaux de Sainte-Croix du Mont ou dans les palu de Garonne. Au travers de Savignac c’est donc tout l’univers viticole du Bordelais qui reprend vie, un univers où se rencontre l’exploitation routinière, multiséculaire, fondée sur la sagesse des hommes et l’héritage ancestral, mais où déjà des esprits éclairés essayent, expérimentent, transforment leur exploitation pour faire naître ces grands crus qui font encore aujourd’hui la réputation de la région.
Un paysage viticole contrasté
Savignac ou la petite propriété traditionnelle
Les propriétés des magistrats étaient en effet très diverses. Savignac, pour sa part, possédait deux domaines : sa baronnie, près de Fronsac, sur la rivière de l’Isle, un domaine que son père avait acheté 71 000 livres en 1687. Lorsque la famille prit possession du domaine, ce dernier tombait quasiment en ruine. Comble de malheur, François de Labat, le père de notre mémorialiste, décéda trois ans plus tard. C’est alors à Thérèse de Spens d’Estignols de Lancre que revint la difficile tâche de remettre le domaine en état. Veuve et mère d’un jeune enfant de cinq ans, Thérèse se consacra à son devoir de mère sans jamais se remarier et dirigea le domaine d’une main de fer. Au début du XVIIIe siècle, elle était la maîtresse incontestée des lieux, au point que son fils, lorsqu’il reprit la baronnie, eut au départ du mal à imposer le même respect. Aux dires des sources fiscales, la terre rapportait alors 3500 livres et une déclaration rendue en 1755 nous apprend que la baronnie comptait 66 journaux de vignes, rendant 50 tonneaux d’un vin vendu 50 livres le tonneau. La structure même du domaine est intéressante. Il faut se garder de considérer que ces domaines étaient entièrement voués à la viticulture. A Savignac, on cultivait aussi du froment, de l’avoine, du maïs ou encore des fèves. La terre de Savignac rappelle ainsi ces petits châteaux pré-viticoles, forteresses médiévales assorties de grands domaines comprenant terres labourables, vignes et bois. La tradition des métairies s’y maintient, la viticulture se développe de façon coutumière et on pratique la polyculture, ce qui permet de diversifier les revenus.
Savignac possédait en outre d’autres domaines. Il avait à Caudéran et au Bouscat 40 journaux de vigne, rendant 35 tonneaux. Selon la déclaration de 1755, c’était alors l’un des meilleurs vins de la paroisse, et il se vendait 150 livres le tonneau, soit trois fois plus que celui de Savignac. Mais le bourdieu comprenait cependant une parcelle plantée de bois. A cela, le magistrat ajoutait encore un bien à Saint-Macaire, où les 25 tonneaux de vin qu’il récoltait se vendait 120 livres chaque. En l’espèce, cet éclatement de la propriété est très fréquent. Montesquieu par exemple possédait, outre la baronnie de La Brède, un vignoble à Martillac et un autre dans la paroisse de Baron. Le domaine de Savignac est donc tout à fait représentatif des propriétés de la masse des magistrats bordelais. C’est un ensemble d’une superficie moyenne, composé d’éléments divers et complémentaires, à savoir des terres labourables, de vignes, des bois, ce qui permet d’assurer un équilibre des revenus.
La naissance des châteaux viticoles
Le paysage viticole de Bordeaux est cependant en pleine mutation, car à côté de ces petits vignobles routiniers, où le blé le dispute au vin, les puissants châteaux viticoles qui font encore aujourd’hui la fortune du Bordelais commencent à naître, et avec eux les grands crus. Cette révolution n’avait pas échappé à l’intendant, qui soulignait que les grandes baronnies et autres marquisats portaient certes à leurs propriétaires des titres prestigieux, mais comptaient finalement pour peu. « Ce n’est pas même les terres titrées qui apportent le plus de revenu, ce sont de certains biens plantés en vignes, dont le vin a tant de réputation parmi les étrangers qu’ils le préfèrent à tous les autres. » Haut-Brion par exemple, « est un bien sans seigneurie et dont l’étendue n’est pas trois fois aussi grande que la place royale de Paris. Cependant, il y a des années qu’on en retire plus de 50 000 livres. C’est dans ce cru que vient le vin que les Anglais recherchent avec tant d’empressement, auquel ils ont donné le nom de Pontac… » « Il serait difficile de pouvoir estimer ce que peut porter de revenu la baronnie de Margaux, qui n’a qu’une seule paroisse, d’une très petite étendue. Tout le produit consiste en vin, qui passe pour un des meilleurs de ce pays. Il s’en est venu cette année pour près de 45 000 livres. » Mais c’est assurément M. de Ségur qui mérite le titre de prince des vignes. « Monsieur le président Ségur a une maison dont l’étendue n’est pas si grande, à beaucoup près, que le parc de Sceaux. Il y a fait en 1714 pour près de 100 000 livres de vin, il y a plusieurs autres endroits semblables. Tous ces revenus dépendent du succès des vendanges et du goût que les étrangers prennent pour de certains vins. Il n’y a pas longtemps, tous ces vins n’étaient point estimés, et ils se donnaient à fort bon marché ». Le succès des vendanges, le goût des étrangers : assurément, l’intendant avait bien compris que le vin pouvait être capricieux. Ainsi que se plaisait à l’écrire Montesquieu, « outre le plaisir que le vin nous fait, nous devons encore à la joie des vendanges, le plaisir des tragédies et des comédies ».
« Le plaisir des tragédies et des comédies »
Les aléas climatiques.
Il fallait en effet que les cieux soient cléments… En 1709, le Grand Hiver avait emporté l’essentiel de la récolte. Suite aux gelées de janvier, Savignac note qu’il « faudrait couper les vignes à un demi-pied de terre, et il faudrait ramasser tout le chalat qui est en faisceau, et le porter dans la grange, où il était nécessaire de faire à deux façons la dite vigne seulement pour conserver la racine… » La même année, le 15 avril, c’est une inondation qui brûle et dessèche tout ce qui reste de blé, détruisant jusqu’à l’herbe des prés. A cela s’ajoute, quelques mois plus tard, la sécheresse. Le 1er mai, il écrit : « Les vignes qui semblaient pousser sont mortes et le bouton tombe sec faute de nourriture… » A peine deux ans plus tard, le 31 décembre 1711, à la veille de la nouvelle année, Savignac écrivait encore : « Cette année, malgré la taxe qui a été imposée, du dixième des revenus, n’aurait pas été des plus malheureuses si, en bien des endroits, on n’avait pas perdu les semences par les inondations, si le vin s’était bien vendu, puisqu’il n’a pas eu encore beaucoup de débit malgré les bruits presque assurés qui courent de la paix, et enfin si l’automne n’avait pas été si pluvieux, de sorte qu’on n’a pas pu encore semer en bien des endroits. » Les malheurs ne cessent cependant toujours pas. A peine six mois plus tard, notre mémorialiste note encore : « L’inondation de la Garonne et de la Dordogne a été si grande, qu’il y a soixante ans qu’on n’en avait vu une pareille. Elle a ruiné un demi-quart de la ville de Toulouse, et c’était un spectacle affreux de voir nager sur la rivière les cadavres à monceaux, de bêtes et d’hommes qui avaient été surpris. Ledit débordement n’a cessé que depuis deux jours. Il cause un dommage de 30 millions…On a arrêté un enfant, en vie, dans un berceau de jonc, à Lormont, qu’on a sauvé. Les maisons, les charpentes, les paillets et toutes les autres choses de cette espèce passaient continuellement, des arbres même, d’une grosseur prodigieuse ; c’était quelque chose de terrible. » Cette année-là cependant, la récolte en vin fut abondante, mais elle ne se vendit pas fort cher et les vins du Fronsadais ne s’échangeaient qu’à 50 ou 60 livres.
Si les gens de l’ancien temps craignaient la peste, la guerre et la famine, les vignerons du Bordelais redoutaient quant à eux le froid, l’inondation, la sécheresse. On peut ici parler d’une véritable angoisse concernant le temps qu’il fait. D’une vendange réussie ou d’une petite année dépendant, en effet, la prospérité de toute une région, et Montesquieu connaissait mieux que quiconque le caractère aléatoire de la récolte, toujours à la merci des gelées tardives, des étés pourris ou d’une averse de grêle sur le raisin doré par le soleil. Les propriétaires vivaient tous sous la menace des caprices du climat, et ce n’est pas le hasard si la plupart des amis de Montesquieu tenaient des journaux météorologiques, dans lesquels séries de températures et mesures de pluviométrie étaient confrontés à l’évolution du cycle de la végétation. On connaît par exemple les très belles séries laissées par l’académicien Sarrau de Boynet, qui permettent de faire une histoire du climat de la Guyenne, mais c’est bien au travers de la maturation du raison qu’il s’intéressait au climat, avec ce type de mention : « La récolte ne pourrait guère être plus mauvaise, ni la disette plus considérable… Les vins sont excessivement verts, goût aigre, sans force, ni couleurs ».
Ce comportement est aussi celui de Savignac, qui scrute le ciel avec anxiété. Le 9 mai 1714, il note : « La journée a été très sombre. Cependant, il n’a pas plu, quoi qu’il serait nécessaire qu’il tombât de la pluie, puisque depuis quatre mois, il n’a plu que trois fois et très peu ». Et il n’est pas le seul à être inquiet… Deux jours plus tard, le 11 mai, on décide de faire une procession publique à l’église Saint-André, pour, je cite, « demander la pluie », opération renouvelée le lendemain. Le 17, il ne pleut toujours pas. On emploie alors l’ultime recours : « On a fait aujourd’hui la solennité de mouiller à Figueireau la verge de saint Martial. C’est ainsi que la cérémonie se pratique. Les jurats voyant la sécheresse et après que, par les prières publiques on n’a pu obtenir la pluie, députant deux d’entre eux vers le chapitre Saint-Seurin, (…) et demandant qu’il soit fait une procession… Le jour qu’on fait cette cérémonie, MM. du chapitre Saint-Seurin (…) disent la Sainte Messe citadine. (…) Les jurats font sonner la grosse cloche de l’Hôtel de Ville et vont processionnellement, (de l’) hôtel de Ville à l’église Saint-Seurin… Devant eux, on dit les vêpres, puis le doyen du chapitre (…) ayant pris sur l’autel la verge de saint Martial, qui y est ce jour-là exposée (va) processionnellement à la fontaine de Figueireau, le dit doyen portant la verge de saint Martial élevée à peu près comme on porte une croix, et est suivi des jurats et d’un peuple infini. Dès qu’ils sont arrivés à Figueireau, le chapitre seul et les jurats entrent dans la barrière qu’on dresse à cet effet ce jour-là, qui forme un grand espace autour de la fontaine, au-dessus de la porte de laquelle on met les armes de la ville, et étant au-devant des marches du bassin de la fontaine du côté nord, quatre chanoines tenant les quatre coins d’une grande nappe blanche (…) et reçoivent dans cette nappe la verge de saint Martial que le doyen, qui descend quelques marches, y couche et ils la laissent toujours dans la nappe, dont ils tiennent les quatre coins. Ils la laissent aller au fond du bassin, de sorte qu’elle a près d’un pied d’eau au-dessus. Tandis qu’elle est au fond de l’eau, on chante un motet. Ensuite, (…) la procession retourne à Saint-Seurin, dans le même ordre qu’elle en était sortie, en chantant le Te Deum. Très souvent, il est arrivé qu’il tombait beaucoup de pluie au retour, de sorte que les assistants en étaient très incommodés. Cependant, aujourd’hui, il n’a point plu, mais le ciel s’est très obscurci et quantité de nuages se sont élevés, et le soleil n’a point paru. » Les Marmandais eurent plus de chance. La procession solennelle de la statue miraculeuse de la Vierge, faite à la Pentecôte, s’acheva sous des trombes d’eau.
En dépit des caprices du climat, et parfois avec l’aide de Dieu, les magistrats vignerons du Bordelais, année après année, cultivaient avec ardeur et patience les terres parfois ingrates. Car ils savaient qu’en dépit des caprices du climat, c’était avant tout le travail des hommes qui faisait le bon vin.
Le travail des hommes
Une bonne récolte est l’œuvre de toute une année. Elle résulte tout d’abord du travail patient des métayers. A Savignac, l’exploitation est divisée en trois métairies. Chaque année, au lendemain des vendanges, Savignac convoque tous ses métayers pour « prendre des billets pour les pièces qu’ils font de moi, lesquelles je leur donne à moitié pendant un an, sauf à les continuer s’il les font bien. Dans ces billets sont énoncés les numéros, les confrontation de la contenance des pièces qu’ils font ». M. de Savignac surveille donc étroitement ses métayers, ce qui dénote chez lui un souci de bonne gestion des terres. Le fait de ne concéder les parcelles que pour un an constitue en effet un moyen de pression, qu’il n’hésite d’ailleurs pas à utiliser. En octobre 1717, il s’en sert pour obliger ses métayers à complanter des chaumes, ce qui lui permet d’étendre l’étendue de ses vignes. Le magistrat, tout comme ses collègues, connaissait en effet déjà cette « fureur de planter » que la monarchie tenta d’enrayer quelques années plus tard, car l’on craignait que par passion du vin, la province ne vint à manquer de blé.
Cependant, pour les domaines périphériques, certains préféraient user du bail à ferme. Par le biais de contrats pouvant atteindre une durée de neuf ans, les magistrats concédaient leur bien en échange du versement d’une somme fixe, ce qui leur garantissait une certaine régularité de revenu. Mais lorsque la vigne était de qualité, c’était toujours le bail à prix fait que l’on choisissait. Il s’agissait en fait de faire exécuter les travaux de la vigne par un particulier, rémunéré à la tâche et non en fonction de la récolte. Outre le fait que tout le bénéfice de la vente revenait au propriétaire, le prix fait constituait aussi un moyen d’obtenir une réduction d’impôt, car en raison de leur statut de parlementaire, Messieurs étaient exemptés de la taille, principal impôt de l’ancien Régime.
La douce saison des vendanges.
Il fallait cependant veiller à ce que le travail soit bien exécuté. Accaparés par leur charge de magistrat, Messieurs avaient donc recours à des hommes d’affaire qui surveillaient sur place l’avancée des travaux. Mais les vendanges était un moment trop crucial pour que les magistrats puissent alors rester éloignés de leurs terres. La fin de la session parlementaire était fixée à a Notre-Dame de septembre, le 7, mais certains n’avaient pas attendu pour regagner leurs domaines. Dès la fin du mois d’août, Savignac fait ainsi proclamer ce que l’on appelle des inhibitions, ou interdiction de vendanger, car nul ne peut récolter sans l’autorisation du seigneur. Chaque année apporte cependant son lot d’infractions. Le 2 octobre 1717, Savignac note : « on a arrêté la vendange qu’un homme avait cueillie du côté des Bizelles, sans que la permission de vendanger ait été donnée. » En septembre 1709, ils sont ainsi sept des les prisons, mais pour les contrevenants, la clémence est cependant de mise : quelques heures dans les prisons du château, tout au plus un ou deux jours, et une modeste amende étaient les seules peines encourues. Quant à la récolte illégale, elle était confisquée et vendue au profit de l’église et des pauvres de la paroisse.
La permission de vendanger était accordée après la rituelle visite des vignes, faite par quelques paysans expérimentés : « J’ai fait faire une visite des vignes par Giraud Chambarrière, Jean Sudrat et François, mon maître valet, qui m’ont rapporté qu’ils croyaient que ce serait assez de donner permission de vendanger pour lundi prochain » écrit Savignac le 26 septembre 1715. Un relevé des dates des vendanges montre qu’il est alors rare de récolter avant la première quinzaine d’octobre, sauf en 1718, année d’exception où les vendanges commencent dès le 16 septembre. Assez régulièrement, les opérations commencent à Savignac le 1er octobre, pour s’achever une dizaine de jours plus tard. M. de Savignac se rend ainsi de mon matin dans ses chais surveiller les opérations, tandis que son homme d’affaire est dans les vignes, et chaque soir, il compte les charrettes et les bastes de grappe que l’on apporte. Selon un rituel immuable, on récolte, parcelle après parcelle, le fruit d’une année de travail. Une grande fête vient clôturer ce moment : « On a fini de vendanger le plantier de Mondonnet, et par conséquent les vendanges. La dernière charrette a été accompagnée du tambour, d’un grand brandon et d’un bouquet qu’on m’a apporté. J’ai fait donner à boire et ai donné de l’argent au tambour et au bouvier ».Une fois les vendanges terminées et le vin dans les barriques, on peut enfin apprécier le résultat d’une année de labeur.
Vendre sa récolte.
On récolte à Savignac du vin blanc, provenant de cépage d’ « enrageat » ou de vigne folle, c’est-à-dire très probablement de la folle blanche. Les quelques bastes de vin rouge que l’on récolte ne sont que pour la consommation des domestiques. Le prix du tonneau reste en moyenne peu élevé, ce qui laisse supposer qu’il s’agit d’un vin de qualité médiocre. Labat de Savignac, pour sa propre consommation, préférait d’ailleurs une barrique de vin de Saint-Émilion ou de Sainte-Croix du Mont. La situation du terroir corrobore cette idée : poussée sur les bords de la rivière de l’Isle, dans une terre humide fréquemment inondée, la vigne de Savignac ne pouvait donner qu’un vin de consommation courante, mais la quantité suppléant la qualité, le revenu est suffisant. Car contrairement à ce que Savignac a pu déclarer au fisc de l’époque, la baronnie rend en moyenne 65 tonneaux, et non 50… Mais la moyenne cache de profondes disparités. Si, en 1716, on atteignit le chiffre record de 98 tonneaux, la récolte était tombée à seulement trente tonneaux en 1709, soit un rapport du simple au triple.
L’importance de la conjoncture politique
Mais les efforts pouvaient être réduits à néant si le vin ne se vendait pas. Les années de guerre du règne de Louis XIV perturbaient en effet le négoce viticole, et Savignac avait bien noté que la paix amenait toujours de meilleurs cours, car une grande partie des vins de Bordeaux était exportée vers la Hollande ou l’Angleterre. Songeons ainsi qu’au tout début du XVIIIe siècle, les Provinces-Unies enlevaient environ 45% du trafic total des vins de Bordeaux. Or les Hollandais avaient tout particulièrement recherché et encouragé la production de vins blancs secs ou semi-liquoreux, schéma auquel répond tout à fait la production des terres de Savignac. Comme leur nom l’indique, Harmens et Barthels, les marchands de vin auxquels Savignac s’adressent, sont, je cite, « hambourquois », c’est-à-dire originaire de Hambourg. Les guerres et les trêves affectent donc les prix. Mais notre mémorialiste dispose, à ce point de vue, d’un allié de choix en la personne de son beau-père, député du commerce à Paris. Le 5 novembre 1710, il reçoit dudit Jean-Baptiste de Fénelon, cette missive : « aussitôt ma lettre reçue, mon cher Monsieur, cherchez à vendre vos vins, ou bien il faut les charger pour votre compte pour Hollande. Je crois la révocation des passeports inévitable. Je n’écris à qui que ce soit ma pensée. Je demande votre parole d’honneur de n’en parler ni à mère, ni à femme. La lettre parvint à Bordeaux le 5 novembre. Savignac prend aussitôt sa plume et écrit à sa mère, « très vivement, pour qu’elle se presse de se défaire de son vin de Caudéran, la priant de ne pas parler à personne de ce que je lui mande ni de me demander jamais la raison qui m’oblige à lui écrire de la sorte. » Il lui conseille de plus d’accorder un rabais à ses marchands, moyennant le paiement comptant de l’ensemble de la récolte. Le 19 novembre, soit deux semaines plus tard, les passeports étaient révoqués… Or, cet acte bloquait totalement le commerce viticole bordelais. Le principe des passeports avait été adopté en 1704 et donnait aux ennemis hollandais la possibilité de venir en France chercher les vins, et cela même en temps de guerre.
Dans le secret des transactions
Malgré les difficultés du temps, on pouvait donc vendre son vin. M. de Savignac, le plus souvent, s’adresse toujours aux mêmes marchands, qui prennent la totalité de la récolte. La façon de procéder est toujours la même. Une fois le vin dans les chais, contact est pris avec les marchands. On convient a priori d’un prix moyen et le marchand envoie alors sur place un courtier qui doit goûter le vin et juger s’il est de la qualité requise. L’acheteur ou son courtier en apprécie alors le bouquet et la robe. Le 11 juin 1709, lorsque Savignac procède à la vente de son vin rouge de Saint-Macaire, il note : “Poujols (…) me marque qu’il enverra le goûter après demain, et qu’on le marquera s’il est de la qualité requise, savoir bon et noir”. On refuse en revanche un vin roux.
Si le vin donne satisfaction, les barriques sont alors marquées. La vente peut être conclue moins d’un mois après la récolte (le vin est alors vendu “en primeur”) comme en 1710 ou huit mois plus tard, sans doute en raison de la mévente. Mais on sait qu’à la même époque, on commençait à pratiquer le vieillissement. On sait ainsi que lorsque le 18 juin 1704, le notaire procède à l’inventaire des biens de Jeanne de Gascq, il reste encore dans les chais 54 tonneaux de vin de Laffitte. Cette vente à l’année n’est cependant pas le fait de tous les magistrats. On sait ainsi que dans les années 1670, le président Bernard de Pichon passe contrat avec le marchand Raymond Sauvage pour la vente de son vin blanc de la maison de Carriet, près de Lormont. L’acte stipule que le marchand achète « tout le vin blanc qui se recueillera pendant dix ans, à partir des vendanges de1671, pour les vignes de la maison noble de Carriet, (près de Lormont) à raison de 63 livres le tonneau… » Le dit marchand prendra « tous ceux qui se trouveront mûrs incontinant apprès vendanges, et les verts dans les festes de Noel suivantes, jusques auquel temps le dic seigneur présidant sera teneu de les entretenir d’ouillages… faire rendre à bord de navire plein et ouillés… ». Or, à la même époque, c’est exactement le même procédé qu’adopte Arnaud de Pontac, qui vend le vin de la maison noble de Haut-Brion pour les trois années à venir, au même marchand, Raymond Sauvage.
On fixe alors les termes du paiement. Celui-ci peut s’effectuer comptant, mais le cas est rare, en raison des faibles disponibilités de liquidités de l’époque. Dans le cas de Savignac, le contrat prévoit le plus souvent trois échéances, à trois mois d’intervalles, ce qui assure une certaine répartition des gains dans l’année. Le règlement peut aussi s’effectuer pour partie en nature, contre d’autres marchandises disponibles chez l’acheteur. La solution adoptée par quelques magistrats est aussi la vente au détail, dans l’un des cabarets de la ville, comme celui tenu par Labernie, époux d’une ancienne femme de chambre de M de Savignac. Le vin ainsi détaillé “à pot et à pinte”, à 5 sols le pot année commune, fournit un revenu plus important. Cette pratique semble être répandue dans le milieu parlementaire bordelais, mais l’on évite la publicité autour de ce type de commerce de détail. Le 30 janvier 1717, Savignac note : “J’ai écrit à M de Lacaze, Premier Président, et je lui marque que Labernie vend mon vin pour moi, et que je ne lui prête pas le nom.” De plus, ce mode de vente est d’autant plus fructueux, que Messieurs, en tant que bourgeois de la ville, jouissent du privilège des vins, qui permettait de faire entrer le vin dans la ville sans payer de droit et d’avoir le monopole de la vente au détail à l’intérieur de l’enceinte.
Veiller sur son vin
Cependant, tant que la récolte n’est pas livrée, elle est encore sous la responsabilité du magistrat. Celle-ci attendait patiemment dans les chais, conservée en futailles. Chaque année en effet, Messieurs devaient s’approvisionner en barriques pour pouvoir conserver le précieux nectar. On s’y prenait fort tôt, parfois dès janvier, car la demande à Bordeaux était forte et les délais de fabrication parfois difficile à tenir. La tension montait lorsque les vendanges approchaient et que les barriques n’étaient pas prêtes. Le 16 septembre 1672, Thibaud de Lavie, très inquiet, se rend chez son notaire. Il y déclare avoir passé contrat avec Bonneau, pour 22 douzaines de barriques neuves, pour les vendanges. A ce jour, le sieur Bonneau n’en a livré que dix alors même que l’on est sur le point de récolter. Messieurs veillaient aussi très étroitement à la qualité du matériel qu’on leur fournissait, d’autant que les barriques et tonneaux étaient parfois soumis à rude épreuve. On sait ainsi, par une plainte présentée par le conseiller André-Louis de La Chabanne contre son fournisseur nous apprend qu’il avait commandé « certain nombre de barriques neuves pour loger ses vins de Queyries, et quoi que ce doit être des barriques fortes, parce que ordinairement ce vin est destiné pour les longs cours, et qu’en cette considération ledit seigneur de La Chabanne en ait donné un plus grand prix, néanmoins elles se sont trouvées d’un bois si mince et si mauvais et d’ailleurs si mal construites qu’elles ont coulé et s’est perdu une barrique et demie de vin et sans le prompt secours que ledit seigneur de La Chabanne y a fait apporter, il s’en serait perdu beaucoup d’avantage… » Ces problèmes de coulage était en effet assez fréquents, comme le montrent les minutes des notaires, et tant que le vin était dans les chais, il était sous la responsabilité du propriétaire.
Aussi, lorsque le stockage se prolonge, se pose le problème d’assurer la meilleure conservation possible. Le vin est alors “tiré au fin” : on le soutire, afin de séparer le vin clair, ou fin, de la lie, c’est-à-dire des impuretés tombées au fond de la barrique. La quantité s’en trouve alors réduite, ce qui explique les différences de prix d’achat entre un vin “ pris sur sa lie” ou “soutiré”. On procède ensuite à l’ouillage, qui consiste à remplir régulièrement la barrique pour remplacer le vin perdu par bouillonnement ou évaporation, car pour éviter aux vins de s’aigrir, il convient que la barrique soit toujours bien pleine. Ainsi, chaque année, M de Savignac note qu’il réserve quelques barriques afin de procéder à l’ouillage, soit dans le chai, soit pendant le transport. Il arrive parfois que l’on pratique l’opération inverse, c’est à dire que l’on retire quelques pots de la barrique afin d’éviter que la bonde ne saute lors des grands froids hivernaux. Le prix varie, bien sûr, en fonction de ces conditions et ce n’est que lorsque le marchand vient au château enlever les barriques que le magistrat peut enfin se réjouir.
Ainsi, entre les premiers travaux de la vigne et la vente du précieux nectar, il se sera écoulé plus d’un an, mais le magistrat vigneron, déjà, doit s’inquiéter de la nouvelle récolte. Le cycle des saisons n’attend pas, et peut-être déjà le gel ou l’inondation menace. « Outre le plaisir que le vin nous fait, nous devons encore à la joie des vendanges, le plaisir des tragédies et des comédies ». En cela, le philosophe vigneron qu’était Montesquieu avait parfaitement saisi les drames et les joies de la province. « Je fais mes vendanges ; imaginez-vous que toute ma fortune dépend de trois jours de beau soleil » C’était là le lot commun de bien des magistrats, et près de trois siècle après M. de Savignac et le philosophe de La Brède, c’est toujours cette conjugaison subtile du terroir, du travail des hommes et de la clémence du ciel qui fait encore la fortune et le renom des vignes du Bordelais.
Caroline Le Mao
Centre Aquitaine d’Histoire Moderne et Contemporaine
ATER à l’Université de Bordeaux III
[1] La présente citation et la plupart de celles utilisées dans le texte sont tirées de Caroline Le Mao, Chronique du Bordelais au crépuscule du Grand Siècle. Le Mémorial de Savignac, 1708/1720, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux et Société de Bibliophiles de Guyenne, 2004.