Prix Montaigne 2011
Discours du Grand Chancelier, Nicolas de Bailliencourt dit Courcol
Monsieur le Maire de Bordeaux,
Monsieur le Président du Jury,
Mesdames Messieurs et chers amis,
Monsieur le Premier Ministre, et député de Seine Maritime,
Naturellement je ne vais rien ajouter aux commentaires érudits qui accompagnent les œuvres d’art – peintures, gravures et autres sculptures ou affiches- que vous avez choisies pour illustrer le Cabinet des Douze, et qui accompagnent la vie politique et sociale de notre pays au cours des derniers siècles. Vos brillants commentaires sont là pour nourrir la réflexion des lecteurs et amateurs d’art, et leur ouvrir de nouvelles perspectives.
Au-delà du caractère original de ce patrimoine que vous avez rassemblé, dites vous, en fonction de votre empathie, avec l’amour, la passion, la colère de votre regard j’ai retrouvé, je pense, dans vos choix un peu de vos préoccupations, de vos goûts, de votre personnalité : les cathédrales de Rouen, par exemple, monument emblématique de votre chère Normandie ; la vie politique, avec les affiches de vos amis ou adversaires, le Serment du jeu de Paume ou les prémices de notre devise nationale : Liberté, Egalité, Fraternité, les terres crues caricaturant le député Fruchard et le pair de France Kératry, joyeusement étrillés par Daumier, mais aussi Jaurès, bien sûr, à l’Assemblée Nationale, dans un lyrisme tonitruant et républicain, ou Bloody Comics, triste souvenir du Chili d’après Allende…
… un certain goût également pour l’exotisme : Algérie, Maroc, Egypte, Tunisie, avec Delacroix, une admiration pour Tintin héro de la débrouillardise et de la résistance aux puissants, sans doute un penchant pour l’ironie et l’insolence avec ce choix emblématique des pastels de Voltaire et de Quentin Latour par lui-même, tous deux pétillant d’intelligence, j’oserai risquer une légère inclination à la paresse avec ce délicieux « au lit » de Vuillard…
…préoccupations sociales aussi avec la grande misère du peuple au 19ème siècle et la demi-misère des repasseuses ou des cireurs de parquets. Et aussi le sport…. Ou encore, avec Soulages, l’alliance de la sensualité et de la spiritualité, la recherche patiente du point de perfection.
Mais je dois vous avouer qu’avant de lire votre ouvrage j’ai parcouru fébrilement son iconographie dans l’espoir d’y trouver en bonne place : le vin. Hélas, pas de grappe d’Eshkol, de Poussin, pleine des promesses de la terre de Canaan ; pas de Bacchus caravagesque ou de « joueurs de cartes » de Cézanne… Pas de « Desserte, harmonie rouge », de Matisse ou encore d’ « amoureux au verre de vin » de Marc Chagall.
J’y ai pourtant trouvé des œuvres remarquables : « un dimanche après-midi à l’île de la grande Jatte »… mais pas de vin pour réchauffer cet ensemble de personnages figés dans leurs conventions et leurs individualismes et qui n’ont pas encore pris la mesure de la société des loisirs qui s’annonce, « Le déjeuner sur l’herbe », comment Manet a-t-il pu oublier le vin ? –certes ce n’était pas vraiment sa préoccupation première lorsqu’il a peint cette toile – mais tout de même… « Le concert champêtre », pas de vin non plus, « Les Champs Elysées », sans vin… Watteau ne buvait-il que de l’eau ?
Mais si ! Enfin ! Voilà du vin ; du vin chez les frères Le Nain, du vin sur la table des « repasseuses », sur le « parquet des raboteurs ».
Merci Monsieur Degas, merci Monsieur Caillebotte ; mais probablement rien que du très gros rouge qui tache ! Quelle tristesse ! Je n’ai d’ailleurs pas pu m’empêcher de penser que ces toiles, peintes aujourd’hui, ne pourraient plus être montrées au public sans la mention en bas des tableaux, en touches grasses de pinceau à l’huile, « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération ».
Certes, cette mention eut été très utile à l’époque de l’Assommoir, mais de nos jours… est-ce raisonnable ?… Et puis je suis tombé sur le « déjeuner des canotiers »: belle santé, ambiance joyeuse, convivialité, peut-être pas dans un style très bordelais, il faut le reconnaître, mais enfin l’intention y est. Merci Monsieur Renoir. Ce que je vais ajouter est sans doute trop réducteur mais le vigneron que je suis ose dire : «Renoir sauve votre ouvrage ».
Toutefois à défaut de trouver nos vins délicieux dans les œuvres que vous avez choisies et peut-être pour compenser votre oubli, désespérant à nos yeux de vignerons, l’Académie est heureuse de vous offrir quelques flacons, à boire sans modération, avec vos amis politiques, de tous bords, naturellement… Nos membres académiciens vous réitèrent, par mon truchement, leurs vives félicitations pour ce « Cabinet des Douze » et vous remercient de votre présence à Bordeaux qui nous honore et nous fait grand plaisir.
Incidemment, je rappelle que dans une caisse de vin de Bordeaux il y a, le plus souvent, douze flacons. Nombre magique sans aucun doute. Ce sont des caisses de 6 bouteilles que nous vous proposons aujourd’hui mais cela est tout pareil !
Merci encore, Monsieur le Premier Ministre, et à nouveau toutes nos félicitations.
Discours de Jacques Rigaud, Conseiller d’Etat
Le choix du jury que j’ai l’honneur de présider depuis la création du Prix Montaigne en 2003 par la Ville de Bordeaux et l’Académie du Vin de Bordeaux s’est porté cette année sur LE CABINET DES DOUZE publié par Laurent FABIUS aux Editions Gallimard dans la collection « Témoins de l’art ».
Deux anciens Premiers ministres qui ne sont pas politiquement du même bord se trouvent ainsi réunis ce soir, au moins par la pensée, sous l’égide de Montaigne, homme de consensus. Il n’y a aucune malice, et encore moins d’arrière-pensées, dans le libre choix de notre jury. C’est la qualité littéraire d’un essai exprimant pour notre temps l’ouverture et la liberté d’esprit, ainsi que l’humanisme sans frontières qui furent ceux de Montaigne, pour reprendre les termes mêmes de notre règlement, qui a guidé notre choix.
Qu’un homme politique d’envergure consacre ainsi un livre entier à l’art nous a paru un événement digne d’être salué, surtout en une période où le personnel politique est souvent décrié. Ce CABINET DES DOUZE a pour sous-titre «regards sur des tableaux qui ont fait la France». C’est un livre très personnel, visiblement inspiré par la passion de l’auteur pour la peinture. Pierre Soulages m’a dit un jour : « la peinture, cela ne se regarde pas, cela se fréquente ».
Visiblement, cher Laurent Fabius, vous « fréquentez » la peinture, de façon toute personnelle, intime même. Votre environnement familial aurait pu vous en éloigner à jamais. Dans votre avant-propos, vous confessez en effet que né dans une famille d’antiquaires, vous fûtes, dès votre prime jeunesse, entraîné chaque semaine par votre père au Louvre et dans d’autres musées. Il en est alors résulté pour vous un blocage, un rejet qui n’eut d’égal, en sens inverse, que votre goût précoce et intense pour la littérature. Eprouvant un manque, un vide non seulement dans votre culture, mais dans l’équilibre même de votre vie, vous avez, devenu adulte, reprit le chemin des musées, en France et en Europe, et vous êtes bientôt devenu, en autodidacte, un passionné, un «amateur» au sens étymologique du terme. Les musées, les galeries et les livres d’art, les brocantes et, plus récemment les salles des ventes, vous devinrent familiers.
Laurent Fabius, décidément, « fréquente » la peinture, pour reprendre l’expression de Soulages. Rien de scolaire ni de pédant dans son livre. L’intérêt du CABINET DES DOUZE est que l’auteur nous propose son regard sur la peinture, un regard à la fois instruit et familier sur la peinture française. Il ne joue pas à l’esthète et pas davantage à l’historien d’art ; mais il n’oublie pas, comme on va le voir, son engagement politique et son expérience d’homme d’Etat.
A cet égard, le choix des douze tableaux de ce cabinet imaginaire et très personnel qui forment la trame du livre est révélateur. Douze tableaux, douze thèmes en réalité, dont la plupart sont l’expression d’une vision à la fois historique et politique : le peuple – la France parlementaire – les Chefs d’Etat – la France des villes, la guerre, et même des thèmes comme l’impertinence, l’insouciance, sport et peinture, peindre pour tous, ont une résonance politique. « Cathédrales » exprime l’enracinement de Laurent Fabius en Normandie. Seul le dernier thème, « peinture noire », consacré tout entier à Soulages, précisément, y échappe, et nous vaut en final une superbe réflexion sur l’art français et son élégance.
Partant d’un des douze tableaux choisis, que ce soit de peintres classiques comme Clouet, Le Nain, Watteau, Quentin de La Tour, David, Ingres, Caillebotte ou Monet, ou modernes comme Picasso, Nicolas de Stael, Martial Raysse ou le photographe Cartier-Bresson, l’auteur nous offre une anthologie de la peinture française de Fouquet à Detaille, de Delacroix à Matisse, de Daumier à Fernand Léger. Magnifiquement illustré, ce livre est ainsi une splendide promenade à travers la peinture française.
Car c’est bien de la France qu’il s’agit. Hâtons-nous de dire qu’il n’y a aucun chauvinisme et rien qui ressemble à de nationalisme dans ce choix. Nombreuses sont d’ailleurs les références à d’autres écoles, à d’autres horizons – de Titien à Otto Dix ; mais dans sa conclusion, Laurent Fabius redevient un homme politique. Il sait la part de l’imaginaire dans l’âme d’un peuple. Il souligne qu’un peuple vit en s’appuyant sur des symboles passés et présents, et sur des œuvres ; l’image transmet des idées et accompagne des principes. L’apport des artistes à notre imaginaire commun, à notre culture commune est capital. L’art est une des voies qui permettent à chacun d’assumer le passé, de vivre pleinement le présent et de construire l’avenir. Quelle que soit la délectation intime que chacun de nous peut tirer de la « fréquentation des œuvres », celles-ci nourrissent et fortifient le lien social et la culture commune dont nous vivons.
Laurent Fabius nous donne l’occasion de souligner l’un des aspects les plus réconfortants de l’originalité (je ne dirai pas de l’ « identité ») française : c’est la place de la culture dans notre vie publique. De Montaigne à Mauriac en passant par Montesquieu, l’Aquitaine offre d’ailleurs de brillants exemples d’écrivains qui, sous des formes variées, ont eu un engagement politique au service duquel ils ont mis leur sensibilité et leur génie de créateur. Dans d’autres pays, il y a moins d’interpénétration profonde et durable entre le monde de la littérature et des arts et le monde politique. Cela tient sans doute au fort engagement de l’Etat en France depuis des siècles dans l’encouragement des œuvres de l’esprit. Ainsi, les seules institutions nées sous l’Ancien régime et qui ont survécu en dépit des révolutions, des coups d’Etat et des changements de régime et demeurent bien vivantes aujourd’hui, sont des institutions culturelles, du Collège de France fondé par François 1° à la Comédie-Française créée en 1680 par lettres patentes de Louis XIV, des Académies créées par Richelieu puis par Colbert, à l’Opéra de Paris, successeur en droite ligne de l’Académie royale de musique.
Il y a plus. Revenant à Montaigne, qui est notre référence, je vois en Michel Eyqem le prototype de l’homme public moderne « à la française ». Il ne fut pas un créateur solitaire retiré dans sa tour qui n’était pas d’ivoire. Il fut d’abord un homme public, par les hautes charges de magistrat qui furent les siennes dans cette bonne ville de Bordeaux. Tout le monde sait ici qu’il fut, pour quelques années, le plus illustre des prédécesseurs d’Alain Juppé comme maire de Bordeaux. Son influence à la cour des Valois, où il fit de fréquents séjours, ses relations personnelles avec le roi de Navarre Henri de Bourbon, le futur Henri IV, qu’il reçut par deux fois à Saint-Michel, l’ont conduit à dépasser autant qu ‘il le pouvait l’atroce affrontement des catholiques et des protestants ; mais surtout, cet homme public si profondément engagé dans les affaires de son siècle fut, le premier dans la littérature française, à oser faire de son « moi », de son intimité, de ce que les Anglais appellent la « privacy », la matière même de son œuvre.
Après lui, bien des auteurs comme le Cardinal de Retz, Saint-Simon, Voltaire, Diderot, et bien entendu Chateaubriand et Victor Hugo et tant d’autres ont mêlé dans leur œuvre témoignages historiques et récits personnels , , comme l’ont fait à leur inimitable façon Montesquieu et Mauriac.
Montaigne fut le premier à oser faire état de ses goûts, de ses forces et de ses faiblesses. En parlant ainsi de lui, il parle de nous, et à chacun de nous. S’il est à mes yeux le prototype de l’homme public moderne, c’est qu’il fut le premier à admettre que l’homme public ne s’appartient plus. Il doit rendre compte à l’opinion de ses choix personnels – ce qui, pour un particulier ordinaire est de l’ordre de l’intimité fait partie, dans une large mesure, pour l’homme public, de ce qui doit être connu, exposé. Cela l’humanise, peut le rendre plus proche des autres, mais au prix de bien des sacrifices qu’il doit faire au détriment de sa tranquillité.
Le regard de Montaigne sur Cicéron, sur Virgile, sur Plutarque ou Sénèque nous éclaire non seulement sur ces auteurs, mais sur lui-même. C’est cela l’humanisme, le dialogue toujours actuel des grands créateurs de tous les temps.
C’est cet humanisme que nous apporte votre livre, cher Laurent Fabius. Je ne peux vous en remercier mieux qu’en vous offrant cette citation du chapitre IX du livre III des Essais de Montaigne : « Dès seulement qu’une pensée gaillarde (c’est-à-dire gaie et vigoureuse) me vient à l’esprit, je suis fâché de l’avoir produite dans la solitude et sans avoir personne à qui l’offrir. Nul plaisir n’a de goût pour moi sans communication ».
Merci, Laurent, de nous avoir, par ce livre, « communiqué » votre plaisir.