2013

07/06/2013

Prix Montaigne 2013

Discours de Monsieur Jean-Pierre Le Goff, lauréat du Prix Montaigne 2013,

« La fin du village : une histoire française »

Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le Grand chancelier,
Cher Alain Duhamel,
Cher Serge Receveur,

Je suis d’autant plus touché par l’honneur de recevoir le prix Montaigne, que je ne m’y attendais pas du tout et que c’est la première fois qu’un de mes livres obtient pareille reconnaissance. Mon parcours de vie n’a rien de très conventionnel : je n’ai pas suivi un parcours universitaire classique et j’appartiens à une génération qui a été particulièrement marquée par mai 68, ce qui m’a amené à interrompre mes études pour aller à la « conquête des bastions ouvriers », avant de reprendre les études quelques années plus tard avec le sentiment de m’être remis de mes illusions. J’ai du reste écrit un livre sur le mouvement de mai 1968, ce qui m’a valu quelques inimitiés de la part de certains de mes anciens petits camarades qui n’en sont jamais revenus. Ce n’est pas l’événement historique « mai 68 » qui est ici en question : cet événement historique comme tel n’appartient à personne, il appartient à notre histoire, comme à celle de l’Europe et à de nombreux pays dans le monde. C’est un événement important, un moment de catharsis et de basculement vers le nouveau monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, que nous le voulions ou non. Par contre, ce qui me paraît être avant tout en question, c’est ce que j’ai appelé l’« héritage impossible de mai 68 », le « gauchisme culturel » dont nous percevons encore aujourd’hui les effets délétères.

En recevant ce prix, je ne peux également m’empêcher de penser à mes amis de Cadenet que j’ai quittés hier et que je retrouverai demain. Ce livre n’aurait pas existé sans eux et il a été écrit en partie avec un sentiment de dette à leur égard, tout particulièrement vis-à-vis des anciens villageois qui m’ont fait connaître leur histoire et leurs traditions. Je pense également aux nouveaux habitants et à leurs enfants qui ont fait leur ce bourg provençal. Demain matin, je retournerai à Cadenet et je ne manquerai pas de raconter à mes amis comment s’est déroulé la remise de ce prix. À travers la reconnaissance de « la fin du village », c’est aussi une façon de leur rendre hommage à laquelle je suis sensible.

Enfin, permettez moi de vous dire, que la nature de ce prix me satisfait particulièrement, étant un amateur assidu des vins de Bordeaux, peut-être un peu trop assidu comme mes amis ne manquent pas de me le rappeler…

Après les propos élogieux qui viennent d’être tenus sur mon livre, il est difficile d’ajouter quoi que ce soit. Mais je voudrais néanmoins profiter de l’occasion qui m’est offerte pour vous dire deux ou trois choses qui me tiennent à cœur concernant le rapport particulier que j’entretiens avec la sociologie et ce que j’appelle volontiers le « nouvel air du temps ».
Comme l’a souligné Alain Duhamel, j’ai recueilli nombre d’informations à travers le dépouillement des archives municipales, la lecture des bulletins municipaux, la prise en compte de données statistiques, de rapports d’études concernant Cadenet, le Vaucluse et la région… En même temps, j’ai pris un soin particulier à recueillir les points de vue de nombre d’habitants et de représentants de la commune qui permettent de comprendre la façon dont ceux-ci appréhendent une réalité qui n’a cessé de se transformer depuis la seconde guerre mondiale.
La sociologie me paraît précisément couvrir ce double registre : celui des réalités dites « objectives » et celui de la signification que les hommes donnent à ces réalités. Autrement dit, la sociologie est pour moi inséparable du sens que les hommes donnent à leur existence individuelle et collective, à leurs actions, à leurs comportements… Autant dire que la sociologie est étroitement liée à l’anthropologie dans la mesure où elle se doit de prendre en compte le creuset culturel, composé d’idées, de représentations, de valeurs… qui imprègnent plus ou moins consciemment une société donnée. Cette dimension culturelle, au sens anthropologique du terme, n’est pas pour moi une superstructure qui trouverait son fondement dans la sphère économique et sociale et qu’il suffirait simplement d’adapter à cette dernière ; elle est ce qui donne son sens à la vie en société.
Dans ce cadre, ce que j’appelle le « village » n’est pas seulement une espace géographique donné avec son bâti et ses caractéristiques objectives particulières, c’est en même temps un univers de repères et de significations premières qui donnent au monde sa familiarité et son humanité. Le mot allemand, die Heimat, que l’on pourrait traduire grossièrement par le « chez soi » exprime cette réalité humaine et c’est d’ailleurs le titre d’une série télévisuelle allemande diffusée dans les années 1980 relatant les changements qu’a connus un village de Rhénanie depuis la fin de guerre de 1914. Considéré sous cet angle, le « village » peut-être aussi un bourg, un quartier d’une ville, voire la ville où l’on est né dont le souvenir perdure dans les mémoires à travers les évolutions et les bouleversements, même et peut-être surtout quand on s’en est éloigné.

Cette approche n’est pas sans rapport avec l’action politique. La difficulté et l’art de la politique dans une démocratie moderne résident peut-être dans ce difficile équilibre entre les adaptations, les réformes à mener et la prise en compte d’un creuset culturel et historique. Ce dernier n’est pas une sorte de matière amorphe qu’on pourrait manipuler et transformer à loisir, un passé insignifiant avec lequel il faudrait rompre radicalement, sinon au prix de la déconstruction de ce qui fait l’humain. Un pays qui rendrait insignifiant son passé se condamne à ne plus inventer un avenir discernable qui donne aux citoyens l’envie de s’y engager.
Le changement, selon un slogan bien connu, « c’est maintenant », ce à quoi l’on pourrait répliquer : le changement certes, mais pour quoi faire, pour aller où ? Quelle finalité ? Faute de répondre clairement à ces questions, faute de réinsérer ces réformes dans un creuset culturel et une vision historique qui leur confèrent une signification, le monde dans lequel nous vivons risque d’apparaître comme un vaste chaos. Et peut-être apparaît-il ainsi à une partie de la population, dans la mesure où ce creuset culturel est en morceaux et où cette vision historique fait largement défaut.
Comme la commune que j’ai étudiée, la France est devenue depuis longtemps urbaine, les modes de vie ont considérablement changé, mais nous ne nous sommes pas réconciliés pour autant avec une modernité qui nous paraît problématique à bien des égards. Avec le temps, la nostalgie peut venir s’y glisser en enjolivant le passé et ce, d’autant plus que le présent apparaît difficile et l’avenir ouvert sur de possibles régressions. À vrai dire, les Français ne me paraissent pas fatigués de la modernité, mais – ce qui n’est pas la même chose –fatigués de la fuite en avant moderniste sans but ni sens, sans cadre structurant dans lequel le changement puisse s’insérer et prendre sens. Nostalgie, creuset culturel en morceaux et panne de l’avenir vont ensemble et s’entretiennent. En ce sens, la « fin du village » me paraît être l’un des symptômes du mal-être français, dans la mesure où il signifie la fin d’un monde avec une sourde angoisse face à un présent qui sous beaucoup d’aspects se déshumanise et un avenir qui n’apparaît pas porteur d’une nouvelle dynamique de progrès.

Nous vivons dans une société bavarde qui se paye de mots comme pour mieux mettre à distance l’épreuve du réel et l’importance des nouveaux défis qu’il nous faut affronter. Toute une logomachie managériale et « communicationnelle » recouvre la réalité avec un jargon des plus déconcertants, un « parler creux sans peine » qui rompt avec le sens commun, déstructure le langage, les significations. Je ne parle pas ici du management et de la communication nécessaires et indispensables dans le monde moderne – le « comment faire ? » qui vient après le « pour quoi faire » ? – mais d’une logomachie qui, depuis une trentaine d’années, a envahi l’ensemble des sphères de l’activité sociale et a contribué à désorienter les citoyens.
À l’inverse, dans mon livre, j’ai voulu affronter et rendre sensible les bouleversements qui ont affecté une ancienne collectivité villageoise et l’on fait entrer dans un nouveau monde, en me situant au plus près des réalités et des situations, en rencontrant ceux qui se trouvent directement confrontés à ces bouleversements et que l’on entend peu dans l’espace public et plus précisément médiatique.

Parmi les défis qui me paraissent particulièrement importants, je citerai trois thèmes qui ressortent de mon étude sur le « village » : le travail, la culture et la citoyenneté.
– Le travail n’est pas seulement une activité économique et sociale, il comporte une dimension anthropologique essentielle à la vie individuelle et collective. Le travail permet de se détacher des liens affectifs premiers, des relations familiales et amicales, pour entrer dans des rapports sociaux de coopération et de conflit au sein d’un collectif ; par cette activité l’individu se confronte au réel, aux limites du possible ; il « gagne sa vie », acquiert son autonomie par une activité socialement utile. Envisagé sous cet angle, le fait qu’une partie de la population soit sans travail a de graves effets sur l’état d’une société, sur sa dynamique interne, son ethos conçu comme un ensemble de valeurs et de comportements. Le chômage de masse est ainsi l’un des éléments qui contribue au développement d’une société adolescente ou post-adolescente. Ce que j’ai appelé d’un terme familier la « déglingue » conjugue l’absence de travail, l’éclatement des familles qui n’a cessé de se développer et l’érosion des solidarités traditionnelles. De ce point de vue, le contraste est frappant avec les anciens vanniers de Cadenet qui « gagnaient quelques sous », travaillaient dans des conditions difficiles dès leur plus jeune âge, mais n’en possédaient pas moins une certaine joie de vivre au sein d’une collectivité très solidaire.
– Le second défi est celui de la culture qui est devenue un mot « fourre-tout ». La culture ne peut se substituer au travail et ne se confond pas avec l’animation sociale et culturelle comme c’est souvent le cas aujourd’hui. Je n’ai rien contre l’animation qui redonne vie à des communes lors d’événements festifs, mais cette activité socialement utile se développe sur fond de chômage de masse, et même si elle crée des emplois d’un genre particulier, ceux-ci ne correspondent pas forcément à ce qu’attend la majorité de la population. Mais il me paraît surtout important de souligner que l’animation et ce que j’ai appelé l’« étrange univers des cultureux » ne sauraient tenir lieu de culture entendue comme les œuvres de la littérature, des arts, de la philosophie… Celles-ci n’ont pas pour finalité de créer du « lien social », elles ne ressortent pas du registre de l’utile ou du simple divertissement, mais elles nous ouvrent à l’interrogation sur notre rapport au monde, sur notre humaine condition ; elles nous permettent de « rendre la vie plus profonde et plus pleine » comme l’écrit Montaigne. L’Europe est le « continent de la vie interrogée » et il importe de savoir ce à quoi nous tenons dans notre patrimoine culturel.
– Enfin, la citoyenneté est devenue, elle aussi, une notion galvaudée, au point d’être souvent synonyme d’étalement de la subjectivité débridée et souffrante dans un certain nombre de grands médias et les « réseaux sociaux ». Dans la période critique et confuse que nous traversons, ce n’est pas tant d’une citoyenneté « indignée » dont nous avons besoin, que d’une « citoyenneté éclairée » qui renoue avec l’idéal des Lumières inséparable de la conception républicaine de la citoyenneté. Celle-ci a ses propres exigences qui impliquent de dépasser ses intérêts particuliers, son appartenance à telle ou telle communauté particulière, pour se penser comme membre d’une collectivité historique en prenant en compte l’intérêt général de cette collectivité. Les idéaux premiers de l’éducation populaire s’inscrivaient pleinement dans cette tradition. Ils ne se confondaient pas avec le militantisme partisan mais impliquaient une liberté de pensée où tout peut être examiné à la lumière de la raison. Je cite de mémoire l’essentiel de ces exigences : « rendre la raison populaire », « acquérir l’autonomie de jugement », « partager le patrimoine culturel commun » – encore s’agit-il de connaître ce patrimoine –, « former des élites issues du peuple »… Ces exigences me semblent être plus que jamais d’actualité à l’heure de la « complexité » et d’un monde en plein bouleversement.

On me reproche souvent un certain pessimisme dans l’appréciation de l’état de la société française. Il est vrai que j’ai le sentiment qu’un certain « glissement de terrain » a eu lieu concernant l’héritage chrétien et républicain, mais cela ne signifie pas pour autant l’abandon de toute volonté de reconstruction et je ne crois nullement que l’histoire ait dit son dernier mot. La crise de la tradition offre précisément la possibilité d’examiner d’un œil neuf l’héritage culturel tel qu’il nous a été transmis tant bien que mal à travers les générations, d’y puiser des ressources, d’y découvrir des « potentialités inexploitées »… Je cite souvent une formulation attribuée à Gramsci : « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté. » J’ajouterai, sous forme de boutade, qu’il y aurait vraiment de quoi s’inquiéter s’il n’y avait plus d’inquiétude…
Georges Orwell disait que la liberté signifie « le droit de dire aux gens des choses qu’ils ne veulent pas entendre ». Eh bien, je revendique ce droit et je me réjouis qu’ici, à Bordeaux, Mesdames et Messieurs, vous ayez gardé ce sens de la liberté et entendu ce que d’autres ne veulent pas entendre.
Un grand merci pour ce prix placé sous le signe des valeurs d’humanisme et de tolérance si chères à Montaigne !