Bernard Pivot : « De l’avantage d’être né au milieu des vignes »
Dîner-Conférence au Château de Fargues
Bernard Pivot, Alexandre de Lur Saluces, Nicolas de Bailliencourt dit Courcol
Mot d’accueil du Comte Alexandre de Lur Saluces,
propriétaire de Château de Fargues,
Grand Chancelier d’honneur de l’Académie du Vin de Bordeaux
Chers amis de l’Académie du vin de Bordeaux,
C’est une grande joie que d’accueillir les membres de notre Académie et ses amis dans cette forteresse restaurée qui me tient à cœur et dans ce vignoble du château de Fargues, l’objet de tous nos soins.
C’en est une autre que d’y accueillir un Français si populaire qu’il possède un immense capital de sympathie dans notre pays ou plutôt dans tous les pays francophones.
Je salue avec plaisir mes collègues, membres de l’Union Club qui se joignent souvent aux évènements de l’Académie, ainsi que plusieurs membres des Universités de Bordeaux qui sont les bienvenus que notre Grand Chancelier a salués mieux que je ne le fais.
J’associe à ce mot d’accueil le Prince Eudes d’Orléans qui met depuis plus de trois ans ses compétences dans la gestion d’un patrimoine familial partagé entre les Landes et le Sauternais ; pour ma grande joie j’associe également mon fils Philippe qui a apporté ici, il y a un an, son enthousiasme et sa bonne humeur en venant s’impliquer dans la gestion d’entreprises familiales différentes mais complémentaires.
Deux mots pour présenter cette forteresse où nous sommes. Pendant des années j’ai vu avec tristesse les pierres s’en détacher et tomber et me culpabiliser. Un architecte auquel je demandais de sécuriser les « arases », le haut des murs, pour éviter un accident m’a fait remarquer qu’il était possible de regagner une partie de ce monument en glissant des poutres dans les alvéoles et sur les corbeaux qui subsistaient, sur lesquelles on pourrait poser planchers et plafonds ; ce qui autorisait à regagner une surface importante en remettant en vie un monument inhabité depuis 1687, année du terrible incendie qui a détruit l’essentiel de la forteresse.
Comte Alexandre de Lur Saluces
Une première tranche a récupéré trois niveaux et 6 pièces. Mais cette vaste pièce, où nous sommes, était encore à ciel ouvert et remplie de pigeons. J’ai succombé à la tentation et nous avons encore gagné l’aménagement de 4 pièces complétant la restauration précédente et nous permet de nous réunir nombreux ce soir.
Ce matin nous y avons accueilli un colloque de quarante universitaires internationaux réunis autour du thème « Circulation, métissage et culture matérielle XVI – XXe siècles ». Un sujet un peu énigmatique mais qui nous parle à nous vignerons.
Votre présence nombreuse me confirme que je n’ai pas succombé à une folie inutile, mais que cet endroit trouve une nouvelle vie, une raison d’être après son état de ruine de 3 siècles et demi.
Ce monument reconstruit avec respect, sous la tutelle de la DRAC, aura, une vocation culturelle et le vin n’est pas étranger à ce programme et se marie même très bien tant avec la musique, éventuellement le théâtre, ou les expositions diverses. Ou les colloques !
J’ai essayé d’y préserver l’ambiance de l’époque de sa construction ou au moins celle qu’a trouvée la génération des Lur Saluces qui a habité ce patrimoine grâce au mariage d’une belle Isabeau de Montferrand avec un Pierre de Lur, en 1472.
Par la suite un Jean de Lur a épousé une belle Catherine-Charlotte de Saluces, unique héritière du marquisat de Saluces. Par décision du dernier souverain de ce pays aujourd’hui italien, Auguste de Saluces, le deuxième enfant à naitre devait porter les noms et armes de Saluces. Ce fut un garçon prénommé du nom d’Honoré, qui fut le premier à porter notre nom fait de deux parties ; Honoré a réalisé de nombreuses transformations dans cette forteresse, dont l’escalier qui accède à cette pièce.
Donc bienvenue à Fargues et dans son palais cardinalice dont la construction, en 1306, est due à un cardinal de Fargues, neveu de notre Pape girondin, Clément V.
Je voudrais ajouter que cette rénovation fait partie d’une stratégie et constitue une sorte de symbole familier en Sauternais: « mort et résurrection ». Je serais content de prouver que le terroir de Sauternes ne se compose pas d’un seul Grand Cru, et qu’au-delà des vingt et un autres, il y a encore place pour des terroirs non inventoriés en 1855.
Et devant la crise commerciale actuelle, nous devons nous préoccuper ardemment de la promotion de nos nectars sous toutes les formes possibles et un monument classé peut servir à cette résurrection.
Nous allons faire, tout à l’heure une expérience en associant notre vin à un repas : pas de dessert et un bouillon…
Permettez-moi de saluer à nouveau notre invité de ce soir, Bernard Pivot et de lui dire combien je suis heureux de l’accueillir à nouveau dans mes vignes où je ne suis pas né !. Et lui exprimer mon admiration pour son exceptionnel parcours au service de la culture.
On peut être un grand professionnel et faire face à des engagements variés comme la présidence du prix Goncourt et engendrer la joie de vivre. Et nous offrir le Dictionnaire du vin qui en compte à toutes les pages.
Cher Bernard, bienvenue au pays de l’or liquide et des tries successives. Nous ne sommes pas dans la vallée de la Saône ou celle du Rhône que vous aimez, mais dans celle de la Garonne et celle du modeste mais important Ciron que des poseurs de rails fous envisagent de massacrer pour que les trains aillent plus vite, au risque de bouleverser un mystère séculaire qui explique notre mystérieux petit champignon et son effet magique. Un calcul fin réalisé par un grand mathématicien prouve une économie de plusieurs milliards d’Euros en laissant les voies actuelles en l’état, et en ralentissant encore le trafic sur les voies actuelles de façon à mieux apprécier le paysage avec un verre de Sauternes offert à tous les passagers.
Merci de m’avoir écouté, je vous souhaite une très bonne soirée.
Bernard Pivot, Nicolas de Bailliencourt dit Courcol
Bernard Pivot
Journaliste, écrivain, Président de l’Académie Goncourt
Bonsoir Mesdames, bonsoir Messieurs. Merci d’être venus.
J’ai fait un livre sur le vin, alors si je n’aimais pas tous les vins, je n’aurais jamais écrit un livre comme celui-ci. Ce n’est pas parce que je suis bourguignon que je n’apprécie pas les vins de Bordeaux. J’espère que, parmi vous, il y a aussi des Bordelais qui apprécient les vins de Bourgogne. J’en suis persuadé.
« De l’avantage d’être né dans des vignes » : c’est une image. En réalité, le vrai titre devrait être : « De l’avantage d’être né et d’avoir grandi dans un vignoble » quel qu’il soit, prestigieux ou modeste.
De l’avantage d’avoir grandi sous la tutelle des chais, des cuvages et des caves et surtout de l’avantage d’avoir grandi dans la vigne et d’avoir reçu l’enseignement à la fois des viticulteurs et des œnologues, tous ceux que je rassemblerai sous le nom de « vignerons ».
Les vignerons nous enseignent la patience. On taille la vigne quand elle en a besoin. On la vendange quand le raisin est mûr. Être à l’heure de la nature. Il n’y a qu’une récolte par an. Il faut savoir l’attendre et l’espérer.
Les vignerons nous enseignent la bonne humeur. Bonum vinum laetificat cor hominum. Le bon vin réjouit le cœur de l’homme.
Les gens de vigne et de chai sont des personnes de bonne compagnie, d’un commerce agréable. Ils ont de l’humour quand ils ne sont pas d’un tempérament rabelaisien.
Je suis du Beaujolais plus que de la Bourgogne et le Beaujolais est une région viticole qui ne va pas bien, pas bien du tout. Et pourtant, les vignerons gardent leur bonne humeur. J’y ai passé quinze jours pendant l’été et tous ces vignerons, quand il faut rire ils rient, quand il faut chanter ils chantent et quand il faut danser ils dansent.
Les vignerons nous enseignent la sensualité. La sensualité de l’œil qui sait apprécier les couleurs d’un vin, rouge, blanc ou rosé. La sensualité de la main qui sait saisir un raisin, caresser une barrique, tenir une bouteille, un verre ou un tastevin. La sensualité du nez qui sait repérer, nommer les arômes d’un vin, jeune ou vieux. La sensualité du palais qui sait déguster et qui transmet à la langue les mots qu’elle prononcera pour célébrer les qualités, les mérites, les vertus des vins.
Enfin, les vignerons nous enseignent l’art de la conversation. Ce sont des bavards, des jaspineurs, des palabreurs, toujours prêts à évoquer le baromètre ou la météorologie, la récolte passée ou la récolte à venir, les moûts et les fermentations, les tanins et l’acidité, la renommée des appellations, la gloire d’un millésime.
Et quand un vigneron prononce le verbe « vieillir », il ne pense jamais à lui mais toujours à ses vins.
Ai-je retenu, durant mes vingt années passées dans la compagnie des vignerons du Beaujolais, ai-je retenu leurs leçons ? Oui, pour la bonne humeur, oui pour la sensualité, oui pour la conversation, non pour la patience. Un journaliste est forcément très très impatient…
C’est dans les caves que j’ai pris goût à la conversation. J’avais douze, quatorze, seize, dix-huit, vingt ans. On descendait à la cave, on s’adossait à la futaille, on goûtait le vin sorti du tonneau par le truchement d’une pipette. On en parlait et puis la conversation abordait ensuite la politique, les faits divers, le sport, la vie du village, les nouvelles du canton. On philosophait sur tout et sur rien. Je ne savais pas, alors, que je me préparais pour beaucoup beaucoup plus tard, que je me préparais d’une certaine manière à faire « Apostrophes ».
Alors, je n’étais pas encore le meneur de jeu, loin de là, mais je trouvais qu’il y avait bien du plaisir à babiller de choses et d’autres dans le huis clos d’une cave.
Je crois, très sincèrement, que les hommes et les femmes dont l’enfance et l’adolescence ont couru les vignes ne sont pas tout à fait comme les autres. Ni pires ni meilleurs, mais d’une nature un peu différente, d’une sensibilité légèrement plus minéralogique.
Le terroir a une si grande importance pour le vin qu’il en a forcément aussi –même si cela n’est pas mesurable- pour les personnes qui y ont grandi et qui s’y sont… cultivées. Dans l’intimité des vignes et des caves, on prend une mentalité de feuilletoniste, vous savez les feuilletonistes du XIXème siècle : au prochain chapitre ! À suivre, à suivre. Avec le vin, on n’en a jamais fini. De la taille à la mise en bouteilles, les épisodes, nombreux, divers, s’enchaînent sur un temps très long, beaucoup plus court pour les producteurs de céréales, de fruits ou de légumes.
Même si nous ne sommes pas nous-mêmes des professionnels de la vigne, la fréquentation de ceux-ci et leur conversation nous amènent à nous conformer à leur gestion du temps : le temps qu’il fait, le temps qui passe.
Enfin, nous gagnons en gourmandise, en sensualité, peut-être aussi en communication, car le vin stimule le bavardage, inspire les confidences, pousse les feux de l’imagination.
Pour moi, si j’interroge mes souvenirs, j’ai fait tous les travaux de la vigne, dans le Beaujolais, hormis la taille parce que la taille on ne la confiait pas aux adolescents. Mais enfin, le sulfatage, le labourage, évidemment les vendanges… j’ai porté…, les pressurages, etc. Je me rappelle m’être levé –on n’avait pas les pressoirs électriques- à deux heures puis à quatre heures du matin pour aller pousser, sur la barre du pressoir. J’ai vraiment fait tous les travaux de la vigne mais l’épisode que je retiens le plus parce que, pour moi, il a une importance considérable, ce fut les vendanges.
Alors, je vais vous raconter mes vendanges. Il n’y eut pas de vendanges que je ne tombais amoureux. À douze, quinze, dix-huit, vingt ans, c’était chaque fois la même histoire. Tandis que j’entrais dans la vigne pour la piller, pour la dévaster, une délicieuse poussée de fièvre me gagnait le cœur. C’était si fort qu’aujourd’hui encore, adossé à un pressoir manuel laissé dans le cuvage pour la nostalgie, devant une aquarelle où Dunoyer de Segonzac a fixé le mouvement d’un coupeur ou de deux porteurs, je ressens de l’ardeur et du plaisir.
Je devrais plutôt, tant elle était aiguë, me remémorer la douleur qui, dès la première journée de vendange, limait les reins. Inutile, inutile, anciens compagnons des matins frileux ou des soirées pluvieuses de septembre, de me rappeler les doigts gourds et entaillés, les bennes trop lourdes, la même lente fatigue des mêmes gestes répétés, la tentation de renoncer devant les vignes sans fin, chargées de tant de fruits. Inutile de me dire que c’était beaucoup de travail et de peine. Pour moi, il faisait toujours beau, j’étais amoureux et le raisin déposait du sucre sur mes lèvres.
Nos jeunesses, en particulier la mienne, étaient très contraintes. Les vendanges survenaient comme des entractes de liberté. C’est là que j’ai gagné mon premier argent. Nous étions enfin considérés et traités comme des adultes. Avant de retourner au collège ou au lycée, avant de replonger dans la discipline des familles, nous étions dans les vignes, les moineaux ! Nous étions donc gais, affranchis, audacieux. Pour qui avait de la santé et de l’appétence, les vendanges étaient une magnifique école de sensualité. Il y avait les mains qui entraient par effraction dans les ceps, qui s’insinuaient entre les feuilles, qui glissaient, écartaient, saisissaient et ramenaient des grappes lourdes de rosée, de soleil, de suc.
Il y avait le sentiment de plénitude que donne la profusion.
Il y avait les joues barbouillées du jus de raisin, les doigts qui collaient au tablier, au pantalon, la peau salie, grenue, rugueuse et délicieusement méphitique.
Il y avait, rendues folles par la noria des seaux et des bennes, les guêpes, ivres de gourmandise, qui voulaient prélever leur part et qui, les après-midi chauds, rendaient dangereux notre commerce avec les raisins.
Il y avait des jeunes filles. Elles aussi gagnées à la licence sucrée des vendanges… mais tellement lentement ! Il y avait des femmes qui, penchées au-dessus des ceps, montraient d’opulentes poitrines. Certains, en short, ressemblaient à Silvana Mangano dans « Riz amer ». Aussi courbes et belles ? Non, bien sûr. Aussi capiteuses, désirables fatales ? Mais, beaucoup plus !
Une sexualité latente, dissimulée sous l’éducation chrétienne, soudain activée par la cueillette des fruits, me donnait une formidable énergie. Plus vite, vendanger toujours plus vite, pour arriver le premier en haut de la vigne et pour aider l’élue qui coupait les raisins avec d’autant moins de célérité qu’elle était assurée de recevoir du secours. Flattée, un peu moqueuse –les raisons de mes bonnes manières ne lui échappaient pas-, elle regardait s’agiter dans ses ceps le jeune homme éreinté, mais d’une vaillance insurpassable. Elle ne se pliait plus que pour prendre entre deux doigts un grain, rouge sombre et bien charnu, qu’elle faisait éclater sur sa langue. Je me disais qu’elle aurait quand même pu faire un effort, même ralenti, ajouter son travail au mien –alors Dieu ! quel plaisir, quelle volupté ce serait de vendanger côte à côte, assis sur nos talons, cachés par la vigne, comme engloutis en elle, nos mains se frôlant, se touchant dans les ceps où, par inadvertance calculée, nous irions saisir les mêmes raisins…
Il arrivait –abomination !- que nous nous retrouvions à deux petits mecs pour l’aider. Malheur, cependant, à celui qui, par dépit aurait laissé la place à l’autre. Il fallait, au contraire, le masque serein, redoubler d’ardeur. Sans aller trop vite, car il était dans notre intérêt de rester le plus longtemps possible en sa compagnie. Le pire pouvait alors arriver : laissant ses deux esclaves énamourés remplir son seau, elle allait bavarder avec un autre vendangeur, plus âgé, en retard, qui sifflotait dans sa moustache, qui n’aurait jamais fait tant de frais pour elle, et avec qui elle disparaissait entre les ceps. On avait toujours l’espoir d’être plus tard récompensés. Au cours des danses qui suivaient le dîner, dans les granges où le foin servait de cachette et de matelas ; au cuvage où, faisant un vœu –on aura deviné lequel-, nous buvions, la main sur le cœur, le premier vin, tiède, doux, très sucré, qui coulait à flots du pressoir. Dans le Beaujolais, on appelle ce vin bourru le paradis, mais il ne remplaçait quand même pas le septième ciel.
Alors, il est un domaine où les jeunes gens élevés dans les vignobles marquent une nette supériorité sur les pauvres jeunes gens qui viennent des villes et d’ailleurs, c’est… je vous laisse le suspens…
Les garçons et les filles qui ont la chance d’être nés dans le Bordelais, en Bourgogne, en Alsace, dans la vallée du Rhône, dans le Languedoc, ont appris à goûter le vin. Ils ont appris à faire rouler le vin sur leurs papilles, sur la langue, sur les lèvres, etc. Ils ont une gymnastique labiale remarquable, presque d’enfance, qu’ils ne cessent, au fil des dégustations, de raffiner. En sorte que lorsque, pour ces jeunes gens, vient le temps des premiers baisers, ils sont incomparables. Les garçons et les filles des régions viticoles manifestent, dès les premiers baisers, une expérience que les jeunes gens des villes et des régions céréalières et d’élevages n’ont pas.
Vous êtes d’accord, Madame ? Je vous réveille des souvenirs ? Vous m’approuvez ou pas ? Oui, ce sont les femmes qui m’approuvent, je remarque.
Reste que le plus important est d’avoir acquis dans sa jeunesse le goût du vin, le plaisir d’en boire avec sagesse et, peu à peu, au fil des ans, avec compétence. À cet égard, Colette, la grande Colette nous a laissé un témoignage enchanteur. Bienheureuse Colette à qui ses parents communiquèrent, dès sa jeunesse, le goût des très bons vins et pas seulement ceux de Bourgogne. Elle était dans la Puisaye et la Puisaye est une partie de la Bourgogne qui est au-dessus de la Bourgogne viticole, c’est la Bourgogne des prairies, des lacs et des bois. Elle n’avait pas plus de trois ans lorsque son père lui donna à boire –je la cite : « coup de soleil, choc voluptueux, illumination des papilles novices »-, lui donna à boire du muscat de Frontignan. La suite n’est pas moins délectable quoique les éducateurs d’aujourd’hui jugeraient criminel un apprentissage aussi précoce des vins même « absorbés à gorges espacées, réfléchies ».
Alors, je cite Colette maintenant : « J’envie, quand j’y pense, la gamine privilégiée que je fus : pour accompagner, au retour de l’école, mes en-cas modestes –côtelette, cuisse de poulet froid ou l’un de ces fromages durs « passés » sous la cendre de bois et qu’on rompt en éclats, comme une vitre d’un coup de poing, j’eus des Château Larose, des Château Laffite, des Chambertin et des Corton qui avaient échappé, en 70, aux « Prussiens ». Certains vins défaillaient, pâlis et parfumés encore comme la rose morte ; ils reposaient sur une lie de tanin qui teignait la bouteille, mais la plupart gardaient leur ardeur distinguée, leur vertu roborative. Le bon temps ! J’ai tari le plus fin de la cave paternelle, godet à godet, délicatement… Ma mère rebouchait la bouteille entamée, et contemplait sur mes joues la gloire des crus français. »
C’est beau, non ? Pour moi, il y a deux écrivains qui ont admirablement parlé du vin. Il y a évidemment Baudelaire, qui est le plus connu, mais Colette aussi. Colette, c’est un peu bizarre parce qu’elle n’a jamais écrit un livre sur le vin et c’est bien dommage. On peut le regretter. Elle parle souvent du vin dans des livres, parfois dans des romans mais surtout dans ses souvenirs. Hélas, elle n’a pas fait ce livre qui aurait été assez extraordinaire, étant donné le style gourmand, le style sensuel qui est le sien.
J’aime beaucoup Colette, d’abord parce que j’ai toujours apprécié justement son écriture, son style et ses romans. Il se trouve que, par une chance inouïe, j’ai hérité de son couvert à l’Académie Goncourt. Le couvert, à l’Académie Goncourt est, vous le savez, fait d’une cuillère, d’une fourchette et d’un couvert à poisson.
En janvier 2004, quand j’ai déjeuné pour la première fois à l’Académie Goncourt, j’avais donc le couvert de Colette à côté de mon assiette. Je me souviendrai toujours de l’émotion qui a été la mienne lorsque j’ai porté pour la première fois sa fourchette à la bouche. Au bout de la fourchette, il y avait un bout de poularde demi-deuil –vous voyez ce n’était pas rien. Depuis, j’ai réfléchi que ça aurait été un verre, mon émotion aurait été encore plus grande, évidemment. J’imagine que porter à mes lèvres le verre dans lequel Colette avait bu et apprécié les vins aurait été pour moi une chose assez exceptionnelle. Mais enfin, la fourchette, c’est déjà pas mal.
Arriver à l’âge adulte en ayant connaissance du vocabulaire de l’œnologie, en ayant quelques préférences pour telle ou telle appellation, en étant capable de distinguer un bordeaux d’un bourgogne, procure à celui ou à celle qui a déjà une jolie expérience du vin un atout dans la vie sociale. Je le dis pour les plus jeunes, pour les étudiants. À table, il ou elle peut se mêler d’une conversation bachique avec ses aînés. On lui reconnaît déjà un savoir qui lui confère de l’autorité auprès des hommes et des femmes, du prestige auprès des hommes et des femmes.
Mon regretté confrère, Bernard Frank, a écrit ceci : « Malraux pensait qu’un jeune homme accompli devait pouvoir lire Platon dans le texte et sauter en parachute. Je me permettrai d’ajouter : savoir distinguer un Château Lafite d’un Chambertin Clos de Bèze. » Fin de citation.
À propos des femmes, j’appartiens à la dernière génération qui pouvait, sans risques, étaler devant elles sa connaissance des vins. Rares étaient celles qui se montraient, à l’époque, érudites en la matière. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Depuis longtemps d’ailleurs. Les femmes ont poussé la porte des châteaux, des domaines, des chais, des caves, des maisons de négoce, des restaurants, des bars, des sites Internet et des revues spécialisées. Souvent dotées d’un palais plus affûté que celui de leurs confrères –j’ai souvent remarqué que les femmes avaient un palais extraordinaire, notamment les Anglaises. Les Anglaises ! Pour les baisers, je ne sais pas mais pour goûter le vin, vraiment elles sont formidables, extraordinaires –souvent dotées d’un palais plus affûté que celui de leurs confrères, elles ont appris à déguster, donc à cracher, à boire, à comparer et surtout à en causer. Et oui, même si elles sont encore loin de la parité, elles se sont tranquillement installées dans le paysage viticole.
Plus décisif encore, le nombre de plus en plus considérable de femmes qui, en amateurs, adorent boire du vin, prennent des cours de dégustation, fréquentent caves et boutiques de vente au détail, commandent sur Internet, savent goûter le vin au restaurant.
À ce propos, pour les sommeliers. Les sommeliers qui, devant une table où il y a deux couples, font automatiquement goûter le vin à l’homme sont des machistes et des gougnafiers. Chaque sommelier devrait aujourd’hui demander qui, autour de la table, veut bien goûter le vin. Et pourquoi ne serait-ce pas une femme ? Souvent, elles sont aussi bonnes que les hommes. Vraiment, dites-le. Parfois, j’ai repris des sommeliers en disant : « Vous savez, Madame, elle goûte très bien aussi. Il n’y a pas que moi ».
Les hommes d’aujourd’hui qui espèrent séduire une femme pendant un repas en étalant leurs connaissances des vins doivent maintenant se méfier. Beaucoup. Ils peuvent tomber sur plus fort qu’eux. Et leur fierté en prend un coup s’ils entendent dire par la femme qui leur fait face au restaurant : « Non, non, vous vous trompez monsieur, le château Palmer est un troisième cru et le Lynch-Bages, bien que ce soit un excellent Pauillac, n’est qu’un cinquième cru ». Vous imaginez la tête du malheureux ! Et sa virilité en prend un coup.
Beaucoup d’hommes mûrs se piègent eux-mêmes au lit pour avoir auparavant voulu affirmer leur virilité dans une absorption trop arrogante de vin. Voyez ce séducteur aux tempes blanchies qui a commandé un Pétrus, un Château Margaux, un Mouton Rothschild, un Château de Fargues, une Romanée Conti ou un Montrachet. Le grand cru, pense-t-il, lui ajoute du tanin, à lui, des arômes, du caractère, du prestige, du corps. Il a, dans les deux sens de l’expression, pris de la bouteille mais pas n’importe quelle bouteille, du classé, du premier, du coûteux, du meilleur. La femme à conquérir ne peut pas s’y tromper. Elle mettra dans son lit un grand AOC, une exceptionnelle vendange tardive ! Mais si la promesse de la nuit n’est pas tenue, quelle déception !
Toujours dans le dessein, souvent inconscient, d’afficher leur virilité par le truchement du vin, d’autres hommes adoptent la stratégie inverse : l’appellation modeste. Ils ont su dénicher une rareté sublime, connue et appréciée de quelques initiés. C’est un vin encore jeune, naturel, pas filtré. Tout sur le fruit et, cependant, tout en nuances et distinction. Don Juan vient de faire son autoportrait. Si son invitée n’éprouve pas l’envie d’y aller voir et d’y goûter, c’est qu’elle est du grès dont on fait les cruches à eau.
Qui a eu la chance de grandir dans un vignoble est familier des caves. Il en connaît l’utilité, les promesses, le prestige. Sitôt installé dans la vie, il veut, lui aussi, avoir une cave qu’il garnira de bouteilles au fil des ans et à proportion de ses revenus. L’achat des vins, au château, chez le propriétaire ou chez le caviste, maintenant sur Internet, est l’un des grands plaisirs de la vie parce que c’est une perpétuelle chasse aux trésors. Parce que c’est un acte de confiance dans l’avenir, une promesse de joies futures, un investissement fructueux aussi, des rendez-vous avec la gourmandise et avec la volupté.
J’ai toujours été étonné par la surexploitation du grenier dans la littérature et la place très modeste réservée à la cave dans ladite littérature. Le grenier, ça n’est que de la mémoire ; la cave, c’est de la mémoire avec les bouteilles millésimées mais c’est aussi de l’avenir. Et quel avenir, rempli de gorgeons ou de festins, de déjeuners de copains ou de dîners de famille ! La grande supériorité de la cave sur le grenier c’est qu’en plus du passé qu’ils détiennent l’une et l’autre, la cave a de l’avenir. Les greniers sont des conservatoires de la nostalgie et de la mélancolie. Les caves sont des antichambres des plaisirs et de la gaîté. Qui n’a ni grenier, ni cave, n’a ni passé, ni futur.
Il y a deux sortes de vieillards : ceux qui accumulent au grenier et ceux qui continuent de remplir leur cave. À notre mort, nous ne laissons finalement à nos héritiers que deux choses : la bibliothèque et la cave. À l’une et à l’autre, nous avons apporté beaucoup de soins et d’amour. C’est là notre meilleur.
D’ailleurs, bibliothèque et cave, littérature et œnologie ont un commun dénominateur : la feuille. Qu’elle soit de vigne ou de papier, la feuille est une promesse. Pour l’une la promesse du raisin et du vin, pour l’autre la promesse des mots et du texte. Toutes deux requièrent de l’homme beaucoup de travail. Toutes les deux annoncent des plaisirs : boire et lire. De la feuille de vigne naissent les caves et les œnothèques. De la feuille de papier, les librairies et les bibliothèques.
Elles sont réunies dans des livres de cave ou dans des ouvrages sur la vigne et sur le vin. Une amie qui dirigeait une imprimerie à Belleville-sur-Saône –c’est dans le Beaujolais- et dont la maison était cernée par les vignes m’avait demandé un nom pour sa jeune chienne labrador. Je n’avais pas hésité. Je lui avais dit : « Écoute, l’imprimerie, les vignes : Feuille, évidemment ».
Il existe un format de papier 50 x 64 cm appelé « raisin » parce que les papetiers qui le créèrent avaient reproduit une grappe dans son filigrane. N’est-ce pas sur celui-ci que vous, professionnels du vin, devriez écrire afin de travailler réellement sur le motif ?
Enfin, les jeunes gens familiers du vignoble ont appris très tôt le maniement du tire-bouchon. Simple et sophistiqué. Je considère que l’humanité se divise en deux catégories : les hommes et les femmes pour qui le tire-bouchon est un objet utilitaire comme un autre ; les hommes et les femmes pour qui cet objet apparemment ordinaire est extraordinaire par sa conception, par sa variété, par sa beauté, par son humour et enfin par son utilité.
L’invention du tire-bouchon, il y a plus de trois siècles, est une grande date dans l’histoire du bonheur de l’humanité. D’ailleurs, c’est en 1795 que le premier brevet de tire-bouchon a été déposé, à Londres, par un clergyman qui s’appelait Samuel Henshall. C’était déjà un tire-bouchon assez extraordinaire parce qu’il était doté d’un bouton repoussoir. Notamment à Londres, il s’est déposé des centaines et des centaines de brevets de tire-bouchon.
Les Anglais ont une imagination extraordinaire sur le tire-bouchon que nous n’avons pas eue, probablement parce qu’ils n’ont pas de vignes alors que nous, nous avons des vignes. Voilà, ça vient de là.
Si je fondais une secte –à Dieu ne plaise- ce serait celle des adorateurs du bouchon et du tire-bouchon. Je demanderai d’ailleurs à mes enfants de glisser un tire-bouchon dans mon cercueil. On ne sait jamais.
Voilà, merci.
[Applaudissements]
Je suis prêt à répondre à vos questions, si vous avez des questions à poser mais je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à toutes.
Nicolas de BAILLIENCOURT dit COURCOL
Merci pour cette intervention pleine de poésie et de sensualité. Vous avez écrit le « Dictionnaire amoureux du vin ». Est-ce que vous avez quelques histoires au sujet de l’écriture de ce dictionnaire ? Ce que vous avez retenu. Les histoires qui vous sont revenues et que vous avez utilisées dans ce dictionnaire.
Bernard PIVOT
J’en ai raconté quelques-unes. Je ne vais pas raconter toute ma vie avec le vin, quand même ! Des histoires.
Je peux raconter par exemple que je n’ai été ivre qu’une fois dans ma vie. C’était pendant les vendanges justement. Je devais avoir quatorze ou quinze ans. C’était un défi : « Tu n’oseras pas boire ce verre ! ». Si, si j’oserai. J’ai été tellement malade pendant 48 heures que je me suis juré que jamais je ne serai même pas pompette.
Il faut dire que j’ai été aidé. Ma nature est assez bien faite parce qu’il y a un moment où je n’ai plus envie de boire donc je m’arrête tout naturellement. Mon corps, à ce moment-là, refuse le vin. Donc, ça m’a préservé de pompettes assez extravagantes.
Voilà. Qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte d’autre ?
Pourquoi est-ce que j’ai écrit ce « Dictionnaire amoureux du vin » ? Je ne savais pas que je l’écrirais un jour. On est venu me le demander parce qu’on savait que j’aimais beaucoup le vin et que j’étais né dans une région viticole. Ce qui m’a fait écrire ce dictionnaire c’était que je voulais montrer que le vin relève de la culture, pas seulement de la culture de la vigne mais de la culture au sens noble du terme. Je suis très agacé de voir le mépris des classes dirigeantes, de la classe politique vis-à-vis du vin et des vignerons.
Je voulais montrer qu’on ne peut pas écrire l’histoire de l’humanité sans raconter le vin. On ne peut pas écrire l’histoire des religions sans parler du vin. On ne peut pas raconter L’Iliade et L’Odyssée sans parler du vin, et ainsi de suite.
Vous savez que –pas beaucoup de gens l’ont remarqué- le seul produit de la terre qui, dans la mythologie, avait un dieu, c’est le vin, c’est le raisin. C’est Bacchus ou Dionysos chez les Grecs. Aucun autre produit de la terre ne possède un dieu, c’est quand même dire l’importance du vin. Vous connaissez le dieu de la bière, le dieu de la vodka ? Moi, je ne connais pas.
Je faisais remarquer d’ailleurs, au début du livre, qu’il y a une expression, qui malheureusement est un petit peu en train de disparaître, et ce serait bien dommage de la perdre, cette expression c’est « le vin d’honneur ». Vous savez, on donne un vin d’honneur. On ne boit pas que du vin dans les vins d’honneur. On peut aussi boire autre chose mais l’expression « vin d’honneur » est une expression qui montre bien que l’on associe le vin au succès, à l’éloge que l’on fait des hommes ou des femmes qui ont quelque mérite. Là aussi, je n’ai jamais entendu parler de « bière d’honneur » ou de « jus de fruits d’honneur ».
Dans le livre, je fais une large part au vin et à l’amour, au vin et au sexe parce que c’est quand même quelque chose d’extraordinaire. Vous vous rappelez Loth et ses deux filles. Il viole ses deux filles. C’est dans la Bible. Il viole ses deux filles alors qu’il était bourré comme un patriarche. Neuf mois après, il y a deux enfants qui naissent. Alors que c’est contraire à toutes les théories physiologiques qui disent qu’un homme qui est saoul et qui est sous l’emprise de l’alcool a une semence qui n’est pas de bonne qualité. Vous voyez. Donc, c’est un épisode de la Bible qui infirme ce que disent les physiologistes.
Je ne vais pas raconter que des histoires comme ça. Allez-y, posez-moi des questions.
Monsieur ?
Un intervenant
Je suis peut-être indiscret mais je voudrais savoir si vous estimez que votre admission à l’académie Goncourt est imputable davantage à votre amour du vin ou à votre activité de journaliste.
Bernard PIVOT
Cette question, on ne me l’a encore jamais posée. Votre question est très pertinente, Monsieur, je vais vous dire pourquoi. Évidemment, quand je suis entré à l’académie Goncourt, c’était pour me récompenser des années d’ « Apostrophes » et de « Bouillon de culture ». Mais, quand j’ai terminé mes émissions, Jérôme Garcin du « Nouvel Observateur », m’avait fait une grande interview et sa dernière question était : « Alors, maintenant, l’Académie française ? » Et je lui avais répondu : « Non, je n’ai pas envie du tout d’aller à l’Académie française parce qu’il faut y faire des discours, ça m’ennuie. Et puis il faut porter un habit, un bicorne, une épée : tout cela n’est pas dans mon tempérament. En revanche, j’irais bien à l’académie Goncourt parce qu’on y fait trois choses que je sais à peu près bien faire : lire, boire et manger ». Donc, vous voyez, ça correspond à cela. Et j’avais ajouté : « Malheureusement, je ne pourrai pas y entrer parce que ce sont des écrivains et que moi je suis un journaliste ». Puis, quelques années après, les académiciens ont consulté leurs statuts et ils ont vu que finalement il n’était pas indiqué que, fatalement, ce devait être un écrivain qui entre à l’académie Goncourt. J’ai donc été élu à ce moment-là.
Mais c’est vrai que la grande différence entre l’Académie Goncourt et l’Académie française, c’est le boire et le manger. À l’Académie française, ce sont des tristes. Ils ne boivent rien, ils ne mangent rien. Ils se réunissent à 15 heures. Tandis que nous, nous nous réunissons toujours pour déjeuner. Le premier mardi du mois, nous allons chez Drouant, qui est un des bons restaurants de Paris, et nous déjeunons dans un salon, qui s’appelle d’ailleurs le Salon des Goncourt et qui est orné des portraits des Goncourt et de souvenirs de livres qui ont obtenu le prix Goncourt, et nous déjeunons très très bien.
Donc, il y a un plaisir à l’académie Goncourt, un plaisir de l’amitié à table. L’amitié à table, c’est à mon avis le sommet de l’amitié. On n’invite pas n’importe qui à sa table.
Voilà. Donc je dois de faire partie de cette académie, d’une certaine manière, peut-être, au vin.
Alors ? Vous n’êtes pas très bavards. Monsieur ?
Un intervenant
Pensez-vous, avec tous les écrivains que vous avez fréquentés, que certains doivent en partie leur génie au vin ?
Bernard PIVOT
Il y a effectivement deux écoles. Il y a l’école de ceux qui pensent que le vin est une source d’inspiration extraordinaire. Par exemple, Bukowski, l’écrivain américain, dit qu’il doit au vin quelques-uns de ses meilleurs livres. Il raconte comment il boit généralement deux bouteilles quand il fait sa soirée d’écriture. D’autres pensent que, au contraire, le vin obscurcit les idées, rend les mots un peu difficiles. Est-ce que Baudelaire a écrit ses merveilleux poèmes sur le vin alors qu’il était ivre ? Je ne pense pas. Je n’y crois pas du tout.
Mais il y a un temps pour boire et un temps pour écrire. Le temps du vin est un temps qui est propice ensuite à écrire des romans ou de la philosophie ou de la poésie. Peu importe.
Vous savez, le nombre d’écrivains qui ont fait l’éloge du vin est considérable. Rabelais : est-ce que Rabelais –qui a été un grand champion de la dive bouteille-, est-ce qu’il était ivre souvent ? On ne connaît pas bien sa vie. Donc, c’est un peu difficile. Mais enfin, il était chanoine, je me permets de vous le rappeler.
Un intervenant
Et les Hussards ? Blondin ?
Bernard PIVOT
Antoine Blondin était un écrivain formidable mais malheureusement il était totalement sous l’empire de l’alcool. Il était ivre tous les soirs. À un moment, il avait été question de l’élire à l’Académie française mais il avait calculé que, pour aller de son domicile à l’Académie française, il y avait cinq cafés ou bistrots. Et que, comme généralement il s’arrêtait dans chaque bistrot qu’il rencontrait, il pensait qu’il ne serait jamais arrivé en état normal pour siéger avec les autres académiciens français. Il avait donc refusé l’élection.
Un intervenant
Vous avez également un souvenir avec Bukowski à « Apostrophes ».
Bernard PIVOT
Oui, Bukowski. Oui, c’est un écrivain américain qui avait fait scandale à «Apostrophes». La séquence a souvent été rediffusée à la télévision. Bukowski était venu faire de la provocation. D’ailleurs, dans sa correspondance, publiée une dizaine d’années après, il y avait une lettre que j’ai lue, qu’il avait envoyée à des amis américains où il disait : « Je suis allé à la télévision française pour y faire scandale, par provocation ». Il est arrivé avec deux bouteilles de vin blanc. On m’avait dit qu’il ne buvait que du vin blanc et moi-même j’avais acheté deux bouteilles de vin blanc, deux bouteilles de Sancerre. Le vin que j’avais acheté était meilleur que le sien. Donc, on a installé ces deux bouteilles au pied de son fauteuil et quand son interview a été terminée, il a commencé à boire les deux bouteilles.
C’est d’ailleurs un cas physiologique parce qu’il buvait à la bouteille. D’habitude, on s’arrête. Là, ça coulait directement. C’était très impressionnant. Il empêchait même les autres de parler. C’est là où Cavanna a crié un « Ta gueule Bukowski ! » qui a fait un peu scandale à Saint-Germain-des-Prés. Puis il s’est levé et je ne l’ai pas retenu parce que l’émission était devenue impossible à gouverner. Il s’est levé tout simplement parce qu’il avait envie de pisser. Il n’y a pas d’autres explications. Il s’est levé et, soutenu par sa femme et son éditeur, il a quitté le plateau.
D’ailleurs, j’étais moi-même un peu troublé. Quand j’ai revu l’émission, je me suis aperçu tout d’abord qu’au lieu de lui dire « bye bye », je lui ai dit « ciao » ! Un peu bizarre. Simplement, je lui ai dit une chose typiquement lyonnaise, j’ai même retrouvé l’accent lyonnais de mon enfance, j’ai dit en m’adressant aux autres : « Finalement, l’Américain, il ne tient pas bien la chopine. »
Ce que j’ai toujours aimé faire à « Apostrophes » et à « Bouillon de culture » c’est une émission, à la fin de l’année, sur le vin et sur le boire et le manger. Généralement, c’était sur le vin. C’était une émission dans laquelle on présentait des vins, on en buvait. On a bu des très grands vins. La Haute Autorité de l’Audiovisuel n’a jamais voulu m’en empêcher. Ils ont pensé qu’ils allaient se ridiculiser parce que j’étais dans une émission culturelle. Ce n’était pas une émission de promotion du vin. Donc la culture est un alibi formidable.
Un intervenant
Dans l’une de ces émissions, vous avez piégé Émile Peynaud. L’avez-vous fait exprès ?
Bernard PIVOT
C’est un souvenir qui n’est pas très agréable pour moi parce que le jour où Émile Peynaud est venu pour son livre qui s’appelait, si j’ai bonne mémoire, « Le goût du vin », un merveilleux livre, il n’y avait que des spécialistes du vin autour de la table. Il y avait notamment les trois sœurs de Rivoyre : Christine de Rivoyre et ses deux sœurs qui étaient venues pour un livre sur la gastronomie landaise. Donc, je m’étais dit : « Tiens, on va faire une dégustation à l’aveugle ». J’avais sorti de ma cave une bouteille de Haut-Brion. Je me suis dit : « Il va le retrouver tout de suite le Haut-Brion ». Mais voilà, j’ai oublié quelque chose, et je m’en suis beaucoup voulu après, c’est que –l’émission était en direct, je vous le rappelle-, sous les feux des projecteurs, vous êtes en direct, on vous sert un vin, vous êtes angoissé à l’idée de vous tromper, donc vous commencez à paniquer, vous n’êtes plus vous-même.
Il a goûté le vin ; il a dit : « Il sent le bois ». Il a cru que je l’avais piégé. Plus il croyait que je l’avais piégé, plus il pensait que le vin était mauvais. Ce qui a été terrible pour lui, c’est que les trois sœurs de Rivoyre ont goûté et elles ont dit : « Mais non, c’est un Haut-Brion ». Alors, ce fut terrible pour lui. Après, je l’ai appelé et je lui ai dit : « Mais non, je ne voulais pas du tout vous piéger. Je voulais simplement, comme ça, mettre en valeur une bouteille de Haut-Brion ». J’aurais pu prendre une bouteille de Lafite ou de Mouton Rothschild, je ne sais pas. Donc, je l’ai rappelé après et je me suis excusé. Il est revenu plus tard, dans une autre émission, mais là je n’ai pas fait de dégustation à l’aveugle.
Une intervenante
S’il vous plaît, Monsieur, c’est très indiscret : de quoi est composée votre cave, en fait ?
Bernard PIVOT
Ma cave ? Je n’ai pas une grande cave, vous savez. Je n’ai pas de cave à Paris. À Paris, je n’ai que des armoires. En Beaujolais, il y a beaucoup de Bordeaux, beaucoup de Bourgogne ; évidemment du Beaujolais mais cela, ça va de soi, c’est le vin de tous les jours. Du Champagne, bien entendu ; du vin d’Alsace. Très peu de vins de Loire, et puis des vins de la vallée du Rhône. Des Châteauneuf du Pape, des Ermitage, des Condrieu, des choses comme ça. Voilà ; mais je n’ai pas une cave extraordinaire.
J’ai fait l’éloge de la cave. Mais je trouve que c’est un désastre, parfois, quand on va chez des gens et qu’on descend à la cave. Ils veulent vous montrer ce qu’ils ont comme vins et, d’un seul coup, vous vous apercevez qu’il y a des vieux réfrigérateurs, des roues de bicyclette, c’est terrible. C’est un mépris de la cave et du vin. Ça fait mal d’ailleurs. Tout ça devrait être au grenier mais pas à la cave.
Madame ?
Une intervenante
Quels sont vos plus grands souvenirs de dégustation ?
Bernard PIVOT
Mes plus grands souvenirs de dégustation… à mon âge… Vous vous rendez compte !
La première fois que j’ai bu de la Romanée Conti… Quand on boit, on ne boit pas seulement le vin, on boit l’histoire, on boit la mythologie, on boit la réputation. Quand vous buvez de la Romanée Conti, vous ne buvez pas seulement ce vin qui est un vin exceptionnel, bien entendu, mais vous buvez le Prince de Conti, vous buvez cette terre exceptionnelle. Quand vous buvez du Mouton Rothschild, vous voyez Philippine, vous entendez la voix de Philippine.
Quand je bois, par exemple, les vins d’Henri Jayer qui était un merveilleux vigneron –peut-être que certains d’entre vous le connaissaient-, un des meilleurs vignerons de Bourgogne et qui vinifiait un vin qui s’appelait le Cros Parantoux. Le Cros Parantoux, aujourd’hui, dans les ventes de chez Christie’s, vaut plus que le Pétrus et à peu près le prix des plus grands Bordeaux et des plus grands Bourgogne. C’était le vin qu’il avait fait, lui, une certaine année, 1990. C’est un vin exceptionnel. Dès qu’il y a une ou deux bouteilles en vente, ce sont des prix considérables. La première fois que j’ai goûté ça chez lui, j’ai goûté ses vins aux tonneaux. Comme ça, il prenait le vin avec une pipette. On est ébloui ! Quand je suis venu pour la première fois dans le Bordelais, ça a été la même chose.
La première fois que je suis allé à Condrieu, bien sûr j’ai goûté ces vins-là. Chaque fois, c’est un recommencement. C’est comme si vous me demandiez le meilleur match de football que j’ai vu ! J’en ai vu beaucoup et j’en ai bu beaucoup !
Un intervenant
Avez-vous eu le temps d’aller voir le film « Premier cru » ?
Bernard PIVOT
Non, je ne l’ai pas vu.
Un intervenant
Ça se passe dans la région que vous aimez.
Bernard PIVOT
C’est vrai mais il n’a pas eu beaucoup de succès et il est quasiment sorti des salles déjà.
Un intervenant
C’est extrêmement bien fait et il y a un grand moment lorsqu’il veut vendanger. Il fait trois tentatives et, à la troisième tentative, la personne qui est au bout du fil lui dit : « Croque le grain ». Alors, il croque le grain. « Est-ce que le grain a un goût de réglisse ? ». Il dit : « Oui, il a le goût de réglisse ». « Alors, vendange tout de suite ! ». C’est un grand moment.
Bernard PIVOT
Vous êtes producteur, certainement.
Un intervenant
Non.
Bernard PIVOT
Alors, pourquoi cette phrase vous émeut tant ?
Un intervenant
Elle m’émeut parce que c’est justement cette connaissance du vin et de la nature, à un moment c’est une expérience. Tant que le grain n’a pas le goût de réglisse, il ne faut pas vendanger. J’ai trouvé cela extraordinaire. Je ne suis pas viticulteur mais c’est vrai que, depuis 40 ans, il m’arrive de vendre pas mal de vins en enchères publiques.