2012

07/02/2012

« Mondialisation : une \u00e8re nouvelle s’ouvre, exc\u00e8s de la finance et vide spirituel »

"Mondialisation : une ère nouvelle s'ouvre, excès de la finance et vide spirituel" de Gilles Cosson

Je vais avoir à traiter devant vous un sujet assez austère. Au moment de commencer ce genre d’exercice, je suis toujours tenté de me rappeler la fameuse plaisanterie de Coluche qui disait « de tous ceux qui n’ont rien à dire, les plus sympathiques sont ceux qui se taisent ». Je vais essayer de faire mentir cette opinion cruelle que l’on se dit parfois assez juste à la fin d’une conférence.
Je diviserai l’exposé en trois parties. La première consistera à examiner ce qu’ont été les grandes philosophies « structurantes » de l’histoire et le rôle qu’elles ont joué dans l’évolution de l’humanité. La seconde partie posera la question : où en est notre monde occidental, vers quoi évolue-t-il ? Je vous le dis tout de suite, la constatation sera que ce monde évolue vers un vide spirituel qui le rend vulnérable. La troisième partie sera donc consacrée à une tentative de reconstruction dans laquelle nous nous interrogerons sur ce que pourraient être les éléments d’une philosophie tentant de structurer le monde d’aujourd’hui. Bien entendu, ce sera avec la modestie qui s’impose. Je n’ai pas la prétention d’être prophète…

Commençons par le fait qu’une ère nouvelle s’ouvre. Il est tout à fait clair que l’histoire nous offre plusieurs exemples de mutations accélérées du monde. Nous allons en étudier quatre.
Le premier est évidemment celui de la chute de l’Empire romain, qu’Edward Gibbon a été le premier à illustrer. Les lectures qui s’y rapportent font apparaître quelque chose d’intéressant : une philosophie religieuse était en attente pour recueillir les débris du monde latin. Cette philosophie, c’était bien entendu le christianisme, qui avait commencé une expansion rapide, en particulier dans la partie orientale de l’Empire, la partie grecque, et qui avait ensuite débordé de cette partie grecque vers le nord, au-delà du Danube. Je rappelle que le Danube, que les Romains appelaient l’Ister, était la frontière de l’Empire romain, comme le Rhin. Or les Goths, qui se préparaient à conquérir Rome aux côtés des Lombards et de quelques autres, étaient ariens. Vous savez que les ariens étaient des chrétiens qui considéraient que le Père n’était pas l’égal du Fils mais qu’il lui était supérieur. Ce que l’on a appelé, après Nicée, l’hérésie de l’évêque Arius avait conquis les Goths. Ceux-ci étaient donc, bien qu’« hérétiques » au sens strict, chrétiens et, lorsque ils ont déferlé sur l’Empire d’occident, ils avaient donc un point commun avec nombre de Romains. Certes, ces derniers avaient longtemps vécu au sein d’une grande variété de religions, venues des différentes provinces du monde latin, mais le christianisme était en train de s’imposer. Ainsi celui-ci a-t-il pu former un réceptacle spirituel lors de l’effondrement de l’empire. Sans ce réceptacle, il est probable que l’Europe aurait mis encore beaucoup plus de temps à s’extraire de cette catastrophe qu’a été la chute de Rome.
Le deuxième exemple est celui de l’expansion foudroyante de l’islam à la suite de la prédication de Mahomet. Voilà à nouveau une philosophie religieuse, proclamée au VIIème siècle, qui a brusquement donné à l’Arabie, jusque là exemple d’anarchie tribale, une structure organique solide, transformée par les fameux quatre califes sages, c’est-à-dire les quatre premiers successeurs de Mahomet, en un état unique doté d’une doctrine extrêmement puissante avec comme conséquence une expansion presque inimaginable. En moins d’un siècle, une grande partie du Proche-Orient et toute l’Afrique du Nord étaient passées sous la domination musulmane.
Le troisième exemple est l’Encyclopédie. Là, nous sommes sur nos terres. L’Encyclopédie se développe progressivement et fournit à la révolution française qui se prépare un cadre intellectuel solide qui va servir de réceptacle, là encore, à cet ébranlement considérable qu’a été l’effondrement de la royauté, entraînant dans sa chute une bonne partie du cadre sociétal ancien. La philosophie structurante qu’était l’Encyclopédie, profondément humaniste, a été à la fois une des causes et le réceptacle intellectuel du bouleversement causé par la Révolution.
Le quatrième et dernier exemple est clairement le marxisme. Au milieu de XIXème siècle, la doctrine marxiste commence dans une certaine obscurité, mais elle connaît ensuite le développement extraordinaire que nous connaissons, avec une phase singulière qui voit une partie de l’aristocratie russe se convertir à une analyse qui signait pourtant sa mort prochaine. Arrive la révolution d’octobre. Je vous rappelle que les bolchéviques n’avaient recueilli que 8 % des voix aux élections précédant celle-ci. Mais ces 8 % possèdent une telle force structurante qu’ils vont balayer toute la société ancienne et aboutir à cette révolution qui n’aura duré que 70 ans mais qui aura représenté un bouleversement majeur de l’Occident.
Qu’en est-il donc aujourd’hui ? Avant de passer à ce qui constitue la deuxième partie de l’exposé, je vous dirai qu’il me semble que toutes les prémisses d’une mutation de très grande ampleur sont rassemblées. Pourquoi ? Parce que, à l’instar de ce que l’on a observé dans les quatre révolutions précédentes, beaucoup de signes avant-coureurs sont présents : refus de l’autorité, inflation de la sphère juridique, abandon des valeurs viriles – je m’excuse auprès des femmes présentes, mais il est bien connu que les sociétés qui se féminisent sont des sociétés qui, tout en étant plus agréables à vivre, sont souvent plus vulnérables –, rejet du pouvoir central, et surtout déni de réalité. Je suis très frappé de voir ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment. Le fameux « Tea Party » prône un retour aux valeurs traditionnelles américaines, censées résoudre tous les problèmes de notre époque, mais il est tout à fait clair que c’est impossible. Le monde a profondément changé. Cette incantation du retour à la tradition ne saurait être adaptée aux problèmes d’aujourd’hui.
Je vais d’ailleurs publier début mai un livre qui s’appellera A l’ombre de la décadence, dans lequel je mets en parallèle deux personnalités de l’histoire très intéressantes. Il s’agit d’une part de Julien, un des derniers grands empereurs romains, cruellement appelé « l’Apostat », alors qu’il ne le méritait pas. Né chrétien parce qu’il était de la lignée de Constantin, converti au christianisme, il avait décidé dès son adolescence de revenir à la tradition romaine, estimant que cette tradition était plus à même qu’un Dieu unique et jaloux, le Dieu chrétien, de rendre compte de la diversité de l’Empire, permettant ainsi à ce dernier de survivre. Il est mort très jeune à l’issue d’une guerre malheureuse contre les Perses, mais il a laissé huit cents pages de texte qui sont parvenues jusqu’à nous, ce qui est quand même fantastique quand on sait que cela se passe au IVème siècle. Ces huit cents pages sont passionnantes à lire. Je fais donc dans cet ouvrage un parallèle avec l’Amérique d’aujourd’hui, personnifiée par un Président courageux, Barack Obama, peut-être pas très charismatique mais très intelligent et qui voit juste. Il se heurte, lui aussi, aux problèmes dont je vous parlais, au premier rang duquel le déni de réalité. Comme nos peuples européens, le peuple américain a beaucoup de mal à accepter le fait que les puissances montantes qui nous environnent, les fameux BRICS, Chine, Brésil, Inde, etc., sont en train – fact of life, comme on dit de l’autre côté de l’Atlantique – de nous obliger à une stagnation, voire à un recul de notre niveau de vie. Il est vrai que ce dernier avait été acquis dans le passé au détriment de ces mêmes pays dont nous avons longtemps exploité sans complexe les ressources naturelles, et souvent les populations… Autant la phase d’ascension était agréable à vivre, autant la phase où l’on se confronte à ces dures réalités est pénible.
Je termine cette première partie par une citation empruntée à un livre peu connu, qui s’appelle Le Manuscrit de 1942. Ce livre a été publié clandestinement par un grand savant allemand, qui était en même temps un philosophe antinazi, Werner Heisenberg. Heisenberg était un esprit extrêmement clairvoyant. Il s’est interrogé sur ce phénomène des grands mouvements de l’histoire et des forces quasiment telluriques qui les sous-tendent, mouvements pendant lesquels tout change très rapidement. Que disait-il ? Je vais vous le lire. « L’homme individuel ne doit jamais croire qu’il puisse exercer une emprise réelle sur le cours de l’histoire par des idées ou des programmes nouveaux. L’histoire du monde reçoit sa forme de puissances différentes et plus fortes et ce ne sont pas les hommes qui font l’esprit des époques. L’homme individuel peut tout au plus trouver la trace de l’esprit de l’époque, pressentir son effet et lui donner une forme déterminée avec des mots. Naturellement, ces mots peuvent alors être les cristallisations par lesquelles un changement préparé de longue date s’accomplit subitement et comme par enchantement. » Je crois que cela décrit très bien le caractère à la fois foudroyant des grands mouvements de l’histoire.

Passons maintenant à la deuxième partie et posons-nous la question. Qu’en est-il de notre monde d’aujourd’hui confronté à un changement d’une ampleur aussi considérable que celle des époques précédentes ? Comment a-t-il évolué pour en arriver là où il est ? Une philosophie structurante est-elle en attente ? C’est ce que nous allons essayer de regarder ensemble.
Une chose m’a frappé au cours des grands voyages que j’ai pratiqués, Tibet, Zanskar, Pamir mais aussi Andes, Taurus, Hoggar etc. Ce que j’ai observé toujours et partout, c’est ce que j’appelle le « besoin de croire ». Il n’y a pas d’être humain – les esprits vraiment forts sont rarissimes –, qui n’ait éprouvé le besoin de se rattacher, à un moment ou à un autre, à ce que j’appelle une explication globale du monde, qu’elle soit religion ou philosophie. Et ne croyez pas que cela ne touche que les êtres faibles. Regardez le cas des intellectuels. Ils ont été nombreux, trop nombreux, à être séduits par des doctrines qui avaient la beauté de la cohérence, mais qui ont mené à des désastres épouvantables. Parmi ces doctrines, il y a évidemment le communisme bolchévique, – ce serait faire injure à Marx de confondre son analyse avec le système soviétique -, et le nazisme, plus effrayant encore. Je vous rappelle que des esprits brillants comme Heidegger, Knut Hamsun et d’autres ont été tentés par cette idéologie fumeuse. C’est vous dire à quel point nous tous, moi le premier, avons besoin de nous rassembler autour d’une philosophie structurante.
Qu’observons nous si l’on regarde à la lumière de cette lanterne l’histoire de notre Europe et des Etats-Unis ?
D’abord une période chrétienne très longue qui a donné un cadre de vie et de pensée à nos anciens qui ont créé des œuvres magnifiques en bâtissant les cathédrales, mais qui ont agi de façon beaucoup plus discutable lorsqu’il s’est agi de convertir de force un certain nombre de gens. Mais le cadre était là, assurant une forte cohérence à la société du temps, et il n’était pas remis en question.
Arrivent les XVIIème et XVIIIème siècles, et in fine l’Encyclopédie qui ébranle en profondeur les racines de la foi, provoquant in fine la révolution. Il se passe alors une chose curieuse. Alors que subsiste une bonne partie de l’héritage , – voyons Chateaubriand et Le Génie du christianisme qui rassemble encore beaucoup de gens autour de ces idées -, apparaît peu à peu une philosophie de substitution redoutable. Cette philosophie de substitution c’est le nationalisme. Si vous regardez les choses d’un peu près, vous apercevez que toute l’Europe, Russie comprise, est saisie au XIXème siècle par une fièvre nationaliste tout à fait extraordinaire. Quand Georges Clémenceau, anticlérical notoire, parle de la France – je ne parle pas de Barrès ou de Déroulède –, il en parle en termes lyriques. Il est tout à fait clair que le nationalisme français, surtout après 1870, prend une forme militante extrêmement forte. Mais ce qui est vrai de la France est vrai aussi de l’Allemagne. Guillaume II se réfère sans cesse aux chevaliers teutoniques. Il reconstruit le Haut Koenigsbourg en Alsace à l’image de Marienwerder en Prusse Orientale. Le nationalisme allemand né avec Fichte, devient structurant. C’est vrai aussi des Anglais, peuple pourtant sceptique et commerçant. Ils se disent tout d’un coup : Rule, Britannia, l’empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Quant à la Russie orthodoxe, elle brûle également d’un amour immodéré pour sa religion, son histoire et ses steppes.
Cette fièvre nationaliste, pour structurante qu’elle ait été, a conduit à une catastrophe : la première guerre mondiale. Celle-ci est si cruelle, que, après des débuts enthousiastes, les peuples se ruant les uns sur les autres au nom de leurs traditions respectives, elle aboutit à un premier effondrement idéologique. C’est ce que l’on peut appeler, d’une certaine façon, la « nova » nationaliste qui s’écroule sur elle-même.
Donc l’étoile nationaliste se contracte et l’on arrive au vide des années 20, les années folles, vide concomitant à la naissance, comme je le disais tout à l’heure, de la Russie soviétique : le fameux « grand espoir qui se lève à l’est » qui a transporté beaucoup de nos anciens. Il faut se souvenir que quand Boris Souvarine, en 1939, a voulu publier en France un livre sur Staline, livre remarquable qui fait encore autorité, il n’a trouvé aucun éditeur. C’est vous dire à quel point, à l’époque, l’idéologie communiste avait pénétré les milieux intellectuels.
Une catastrophe en entrainant une autre, le nazisme trouve un terrain d’élection dans la grande dépression en Allemagne. Si je peux prendre une comparaison astronomique, c’est une supernova idéologique absolument effrayante qui se déchaîne à ce moment-là, classe contre classe, peuple contre peuple. Et c’est la deuxième guerre mondiale, catastrophe qui, dans sa folie, ruine ce qui restait de la suprématie intellectuelle de l’Europe.
Puis cette supernova se contracte à son tour et l’on assiste à l’écroulement du communisme, le nazisme ayant lui été liquidé par la guerre. Les supernovas aboutissent en général à un trou noir ; dans le cas d’espèce, il s’agit d’un trou noir idéologique. C’est ce que certains ont appelé la fin de l’histoire : fin de l’histoire historique et fin de l’histoire spirituelle. Or les peuples ne peuvent pas supporter cela. C’est trop leur demander que de dire aux individus qui les composent : vous êtes des atomes mû par le « hasard et la nécessité », comme disait très bien Jacques Monod, et rien de plus. La plupart des gens ne peuvent l’accepter.
C’est au point que l’islam qui, lui, a gardé toute sa force militante, moissonne sur cet ensemble idéologique, aujourd’hui affaissé. Je vous recommande à ce sujet la lecture d’un livre qui vient d’être traduit en français et qui a comme auteur un Américain remarquable nommé Christopher Caldwell. Le titre français en est : Une Révolution sous nos yeux : comment l’islam va transformer la France et l’Europe. J’en ai extrait une phrase qui est intéressante parce qu’elle est dans le fil de ce que je viens de vous dire. « Quand une culture peu sûre d’elle-même – nous –, malléable et relativiste – toujours nous –, rencontre une culture ancrée, confiante et renforcée par des doctrines communes, c’est généralement la première qui change pour s’adapter à la seconde. » Pas très rassurant !
Le moment est venu de poser la question : que nous réserve l’avenir ? Les croyances anciennes qui ont structuré la vie de nos ancêtres peuvent-elles faire face aux défis qui nous attendent ? Nous allons faire ensemble un tour rapide, trop rapide de la question : le temps nous manque pour creuser un sujet qui pourtant le mériterait.
Voyons d’abord ce que j’appelle la triade occidentale – le judaïsme, le christianisme et la religion musulmane, toutes nées au Proche Orient – Cette triade s’est structurée de façon de plus en plus marquée par une croissance continue de la part révélée et des obligations afférentes de l’être humain. C’est particulièrement sensible pour l’islam qui en est le couronnement. Là où les évangiles sont inspirés et sujets à discussion – le protestantisme fait de la lecture critique des Ecritures un point de doctrine important –, l’islam est intégralement révélé. C’est ce qu’on appelle la « table gardée », la parole de Dieu inscrite dans le ciel depuis toujours, celle que reçoit Mahomet, illettré, et qu’il dicte à un certain nombre de scribes. Cet islam révélé prévoit tout dans votre vie : la façon dont vous mangez, dont vous vous lavez, dont vous faites l’amour, que sais-je. C’est un carcan redoutable. Cela dit, si l’islam a clairement un problème avec le monde moderne, la religion chrétienne, chargée de dogmes complexes et parfois difficiles à comprendre, connaît aussi des soucis de cohérence.
Passons à la triade orientale : taoïsme, bouddhisme, hindouisme, le bouddhisme étant une philosophie, mais peu importe. Cette triade-là est plus proche de l’homme. Le taoïsme, l’hindouisme, comme le bouddhisme, voient en l’homme un être issu de la nature et donc contradictoire par essence. Les normes de comportement y sont d’ordre moral et donc moins contraignantes que celles issues des religions révélées. Néanmoins, cette triade orientale est souvent saisie par une tentation, qui est une forme de fétichisme. Lors de mes voyages, je suis passé à Lhassa et j’ai visité le Potala, comme sans doute certains d’entre vous. Pour un Occidental, respectueux de la philosophie bouddhiste si attachante, philosophie de la compassion et de la maîtrise de soi, il est saisissant de voir surgir au Potala quinze salles où se trouvent des Bouddhas aussi souriants que gigantesques – leur taille moyenne ne doit pas faire moins de quatre mètres -, avec des centaines de petites lampes à huile à leurs pieds et des fidèles plongés dans l’adoration. Il y a là une part d’idolâtrie que l’on retrouve d’ailleurs dans les temples hindouistes.
Posons nous alors la question suivante. Si toutes ces doctrines, pourtant structurantes, ont du mal à s’adapter à notre temps, sceptique et exigeant, peuvent-elles évoluer favorablement ?
Commençons par la réforme de l’existant. Sans même parler des clercs, liés par nature à un système dont ils sont les bénéficiaires – c’est beaucoup demander à quelqu’un de scier la branche sur laquelle il est assis -, la mutation d’une doctrine religieuse est très difficile parce qu’elle se heurte aux dogmes dont elle est l’héritière – rappelons-nous à ce sujet les convulsions qui ont accompagné la naissance du protestantisme -, mais le changement est encore beaucoup plus difficile s’il s’agit d’une religion intégralement révélée comme c’est le cas de l’islam.
Quant à la tolérance, sa mise en pratique est ardue. Si vous êtes un croyant convaincu et si vous rencontrer quelqu’un qui s’affirme adepte d’une autre religion il est très malaisé de l’accepter comme votre égal. Si votre foi est vraiment militante, comment ce pauvre homme à vos côtés ne serait-il pas dans l’erreur ? C’est ce qu’exprime très bien Daniel Sibony, qui a écrit un livre qui s’appelle Les Trois monothéismes, livre remarquable où il dit la chose suivante. « Accepter l’existence de l’autre sans l’opprimer et sans que sa situation d’inférieur prouve son infériorité, c’est accepter d’être soi-même imparfait donc d’être en faute. » Constatons d’ailleurs que dans sa période pourtant considérée comme sa plus tolérante, celle du califat de Cordoue ou de la Turquie de Soliman, l’islam a toujours demandé à ses sujets non musulmans, ceux que l’on appelait les dhimmis, une cotisation : la dîme. Elle leur était demandée chaque année pour avoir le droit d’exercer librement leur foi. En fait, c’était une taxe qui manifestait leur statut d’inférieurs. Cela ne me choque pas à la limite, car c’est dans la logique des convictions fortes. Je me permets de vous rappeler que notre bel Occident chrétien avait lui aussi exigé au Moyen Âge dans certains pays le port par les juifs d’une rouelle jaune.
Posons-nous alors une dernière question. Peut-on imaginer une synthèse entre toutes les doctrines, à l’image du « new age » californien retenant la réincarnation par ci, la compassion ou encore la charité par là, mélange présenté ensuite comme structurant ? C’est très difficile. On est allé à la pêche, comme si l’on rassemblait les ingrédients d’une bonne soupe, mais il manque à l’ensemble le ciment de la cohérence, à fortiori celui de la révélation. Ce n’est pas convaincant.
Cela dit, il faut constater dans le même temps où l’Europe sombre dans le vide idéologique, l’on observe un peu partout un retour en force des fondamentalismes : où l’on retrouve le besoin de croire. Dans cette logique, les gens rejoignent des courants religieux extrémistes : « Craignant Dieu » juifs, « pentecôtistes » américains, « salafistes musulmans ». La croissance rapide des fondamentalismes dans les différentes religions avec le risque de confrontation correspondant ne peut mener qu’à une explosion de violence, voire à une destruction complète de l’humanité, ce qui est nouveau dans son histoire…
Quant à la philosophie en attente, on ne l’aperçoit pas à l’horizon. Personne de sérieux ne peut considérer que le libéralisme associé et responsable de la mondialisation soit de cette nature. Constatons que c’est la première fois dans l’histoire qu’une mutation considérable ne repose sur aucune idéologie en attente, ce qui ne rassure pas.
C’est sur ce terreau hanté par le vide que prospère l’individualisme outrancier que nous connaissons avec ses déviations les plus visibles : les excès de la finance et du monde dirigeant en général, avec leur manque total de scrupules et leurs rémunérations extravagantes. Face à l’absence de tout repère structurant, les hommes de pouvoir ne connaissent plus aucun frein à leurs ambitions…
Tout cela laisse donc penser qu’il est grand temps de réfléchir à ce que pourrait être une philosophie adaptée à l’époque que nous vivons, époque que l’on ne dupe plus avec des discours tout faits.

Passons donc à la troisième partie : l’essai de reconstruction. Arrivé là, je me vois obligé de dire un petit mot de moi, vous ne m’en voudrez pas. C’est illustratif. Il y a, en nous tous, ce que j’appelle un homme du jour et un homme de la nuit.
Chez moi, l’homme du jour a été celui qui a eu à gérer de grandes participations industrielles et qui, pour exercer sa profession, avait absolument besoin d’une pensée cartésienne forte. Quand il s’agit de prendre des décisions, que ce soit de construire un nouvel aéroport ou de décider d’un gros investissement, il faut analyser, discuter, trancher. Ceci demande un esprit structuré. Cet esprit-là m’a mené à un certain nombre de constatations pas toujours plaisantes. J’ai écrit deux livres qui sont un petit peu – je ne peux pas m’empêcher de le penser – une forme d’expiation ou de libération. Le premier s’appelait Un Combattant. Le second, publié l’année dernière, s’appelle Cyniques & Cie. Dans ce dernier livre, je mets en scène un homme puissant face à ses contradictions et au manque de sens de son existence. Pourquoi fait-il ce qu’il fait ? Pourquoi est-il devenu une machine à décider, en général implacable parce qu’il ne peut pas survivre autrement ? Pourquoi continue-t-il, porté par le courant, à vivre ainsi ?
Face à cet homme du jour, se présente l’homme de la nuit, celui de l’irrationnel. Nous portons tous en nous une part instinctive qui ne doit rien à la logique. C’est celle de l’homme qui se réveille au profond de l’obscurité et qui, soudain solitaire, s’interroge, mû par des intuitions qui le plongent dans la crainte, – crainte de la mort, crainte des problèmes insolubles de sa vie, crainte de n’importe quoi – et qui se retrouve face à l’inconnu. Cet homme irrationnel, va souvent créer pour se libérer de ces angoisses, c’est le cas du héros de « Cyniques et Cie », ou à défaut adhérer à des doctrines qui le soulageront de ses peurs.
Un médaillé Field de mathématiques, le professeur Atiyah, d’Edimbourg, a écrit une superbe phrase à ce sujet. Je ne peux pas résister au plaisir de vous la lire : « Lorsqu’il fait grand jour, les mathématiciens vérifient leurs équations et leurs preuves, retournant chaque pierre dans leur quête de rigueur. Mais quand vient la nuit que baigne la pleine lune, ils rêvent, flottant parmi les étoiles et s’émerveillant du miracle des cieux. C’est là qu’ils sont inspirés. Il n’y a sans le rêve ni art, ni mathématiques, ni vie. » Ceci me paraît très profond.
Posons-nous donc la question. Qu’apporte la science d’aujourd’hui si nous cherchons à structurer un peu le vide spirituel qui nous entoure ?
Je commencerai par l’approche rationnelle. Ensuite, je passerai à l’approche intuitive. Enfin, nous verrons comment et pourquoi il importe de réconcilier les deux.
En matière rationnelle, il est certain que la science moderne nous apporte des éléments nouveaux absolument passionnants. Vous avez peut-être vu dans Le Monde d’il y a quelques jours un article illustrant le fait que nos pensées, les pensées issues de notre cerveau, peuvent être analysées à distance, pour les plus intenses d’entre elles tout au moins. Les Japonais font d’ailleurs en ce moment même des essais tout à fait stupéfiants, en tentant de faire fonctionner des robots avec des pensées simples : tourne à droite, tourne à gauche, recule, avance, etc. Ces ordres donnent lieu dans le cortex cérébral à un processus physico-chimique et, une fois que ce processus physico-chimique s’est produit, il se traduit par ce que les physiciens appellent un train d’ondes. Ce train d’ondes sort de notre cerveau et se disperse dans l’univers, infiniment dilué mais jamais éteint. Ce n’est pas forcément rassurant mais nos pensées ne meurent donc jamais A peine sont-elles émises qu’elles s’éloignent dans le cosmos, participant à ce que j’ai appelé une « soupe spirituelle » pour employer le langage des astrophysiciens, « soupe » qui regroupe ainsi toutes les pensées émises depuis l’origine des temps et qui nous entoure de toutes parts sans que nous en ayons conscience.
Arrivé là, je ne résiste pas au plaisir de vous citer un exemple absolument authentique. Je ne prétends pas être médium mais j’ai vécu cela. C’est un cas de télépathie. Je suis un soir en Haute Provence, à Saint-Paul-sur-Ubaye, dans un petit hôtel, voici quelques années. Je dors à poings fermés lorsque tout d’un coup, je me réveille. Un de mes cousins qui a perdu son père pendant la guerre et avec qui j’ai été élevé, m’appelle à l’aide, en péril de mort. Je réveille ma femme – j’en ai honte encore – qui dort d’un sommeil paisible à mes côtés. Je lui dis ce qui vient de m’arriver : je suis inquiet. Nous regardons notre montre : il est trois heures du matin. Le cousin en question revient de Bolivie quinze jours après. Nous confrontons les heures. Au moment exact où j’ai eu ce rêve étonnant, lui-même vient de quitter La Paz en voiture, à l’issue d’un pronunciamiento, pour regagner Sucre, ville réputée plus sûre. Sur la route, une tranchée est ouverte par des révoltés. Il y tombe avec sa voiture. À ce moment, il voit arriver dans l’obscurité des paysans, machette en main et il se dit que sa dernière heure est venue. Chose inouïe lorsque l’on y pense, et pourtant j’en témoigne. Imaginez la dilution qui frappe une pensée émise à 8 000 kilomètres. Comment est-il possible qu’elle arrive jusqu’à moi au point de me réveiller ? Or c’est ce qui s’est passé et je ne suis pas le seul. Vous le savez, beaucoup de gens ont été l’objet de ces expériences télépathiques, beaucoup de mères ont été appelées par leurs enfants mourants à la guerre, et je crois que c’est vrai.
Il y a donc là quelque chose de profondément troublant qui m’a amené à réfléchir à ce que la science contemporaine nous apporte, le fait que nous vivons dans un monde où les pensées ont toute leur place, des pensées dont la force est peut être beaucoup plus grande que nous ne l’imaginons. On parle beaucoup du Big Bang, le moment où le monde initial a explosé. C’est tout à fait fascinant sur le plan de l’imagination. Qui a mis cela en mouvement ? On peut en discuter encore et toujours. Une hypothèse qui n’est pas plus absurde qu’une autre est de dire qu’il y a fallu une formidable énergie spirituelle. Si vous y ajoutez celles des mondes qui nous entourent et où existent probablement des gens beaucoup plus évolués que nous, nous arrivons à la notion d’un univers – ni Spinoza ni a fortiori Platon ne pouvaient le concevoir – dont la double nature est éclatante avec une composante matérielle, évidente pour tous, et une composante spirituelle dont personne ne connaît la nature ni la puissance. Je vous rappelle que les physiciens sont devant une énigme considérable qui s’appelle l’énergie noire qui empêche l’univers de s’effondrer sur lui-même sous l’effet de la gravitation et qui le pousse au contraire dans une expansion indéfinie. Quelle peut être la nature de l’énergie noire ? Personne ne le sait, moi le premier. Pourquoi ne pas imaginer qu’il existe une composante spirituelle dans cette énergie qui n’appartient pas stricto sensu au monde matériel ? C’est une hypothèse stimulante.
Ceci étant dit, je termine cette réflexion en vous disant que j’ai donné un nom à cette composante spirituelle du monde dans les livres que j’ai fait paraitre, en particulier dans Eclats de vie publié voici peu. Je l’ai appelé « l’Esprit qui veille ». C’est l’approche renouvelée du dieu des philosophes, celui de Descartes ou de Spinoza, né de l’analyse rationnelle. C’est un être immanent par essence, qui est « de nous, en nous et par nous » pour reprendre la belle formule du père Feillet. En lui se rassemblent toutes les pensées émises depuis l’origine des temps. On peut en penser ce que l’on veut, mais si l’on adhère à l’idée de son existence, celle-ci nous crée des devoirs parce que nous sommes alors tous des démiurges à petite échelle, responsables de l’évolution et même de la signification du monde. Tout ce que nous faisons à un sens et doit être inscrit dans cet immense ensemble spirituel auquel nous pouvons rendre hommage par la qualité de nos actes.
Le deuxième volet concerne l’approche intuitive. Là, je ne m’étendrai pas. Dans deux de mes livres, Lettre à un ami musulman et Eclats de vie, elle a fait l’objet d’une méditation assez longue de cinq ou six pages, qui met en termes poétiques cette notion intuitive de l’existence d’une transcendance diffuse. On peut en discuter. Plutôt que de parler de moi, ce qui est toujours irritant, je vous dirai ce que deux personnes remarquables ont écrit sur ce sujet.
La première est Bruno Bettelheim, psychanalyste et plus généralement observateur attentif du comportement humain. Au milieu des années 30, il est envoyé dans un camp de concentration, à l’époque où l’on en sortait encore. Il a la chance de s’en échapper et de partir aux Etats-Unis où il commence une nouvelle carrière. De cette expérience terrible, il avait gardé une très forte conviction concernant la puissance de l’esprit humain et la façon dont un homme pouvait résister aux situations extrêmes : le mépris incessant, les coups et tout ce qui va avec. Il a écrit un très beau livre là-dessus, dont j’ai extrait simplement une phrase. « Il faut que le cœur, s’armant d’audace, imprègne la raison de sa chaleur vitale, même si la raison doit renoncer à sa rigueur logique pour faire place aux pulsations de la vie. » Où l’on retrouve les deux faces de l’être humain.
Que dit maintenant Anton Tchekhov ? Lui, représente l’âme slave, plus proche de la nature. Il expose une idée poétique. « Dans les bruits et les formes taciturnes qu’abrite la steppe se sentent tension et angoisse, comme si la steppe avait conscience qu’elle est solitaire, que sa richesse et l’inspiration qui l’animent se perdent inutilement sans que nul n’en profite, et dans un bourdonnement joyeux, on entend son imploration douloureuse, un chantre. » Belle phrase, commentée par le philosophe Jean Brun qui ajoute : « on peut dire que Tchekhov était d’une certaine façon le chantre de la condition humaine livré aux mesures des arpenteurs et aux constructions des urbanistes ». C’est toujours la dimension spirituelle qui fait son apparition, et avec quelle force, dans le monde matériel.
J’en viens maintenant à la nécessité de la réconciliation entre la raison et l’intuition. M’adressant à un public cultivé, je pense qu’il est évident pour vous comme pour moi que si aucune philosophie structurante n’apparaît, de nature à réconcilier les hommes avec eux-mêmes et les hommes entre eux, la catastrophe est au bout du chemin.
Je crois que les deux approches que je vous ai résumées, l’approche rationnelle et l’approche intuitive, permettent d’ouvrir une voie de dépassement, sans rejeter le legs du passé. Ce legs a été illustré par des personnalités d’une richesse extraordinaire dans les différentes religions ou philosophies, rappelons-nous Bouddha, Platon, Saint Augustin, Spinoza, Bergson. Mais je crains que ce legs ne suffise plus à assumer la complexité du monde d’aujourd’hui avec l’explosion de l’information qui le caractérise et ses contradictions très fortes entre riches et pauvres, entre cultures différentes, entre dominants et dominés.
Pour illustrer ce point, je vais prendre à nouveau l’exemple de l’islam. Par-delà la révélation intégrale dont je vous ai parlé, il faut bien comprendre ce que pense Mahomet. Il dit la chose suivante. « Pour que vous sachiez quelle est ma place parmi les autres prophètes, imaginez un homme qui a construit une demeure qu’il a achevée et décorée, laissant seulement l’emplacement d’une seule pierre. Chaque fois qu’une personne y entre, elle dit : Quelle belle demeure ! Dommage qu’il manque cette pierre ! Je suis cette pierre. » C’est la notion du « sceau de la révélation », sceau signifiant ultime, la révélation au-delà de laquelle plus rien n’est possible. J’ai beaucoup fréquenté de musulmans dans mes voyages et, après la publication de la « Lettre à un ami musulman », j’ai été l’objet de multiples tentatives de conversion. Ils avaient probablement vu en moi un déiste sincère apte à rallier leurs rangs.
Or j’ai eu beaucoup de mal à leur faire comprendre que si je respectais tout à fait la révélation de Mahomet, ma conviction absolue était que je ne voyais pas pourquoi Dieu, s’il existe, se serait arrêté une fois pour toutes de parler aux hommes le langage qu’ils étaient capables de comprendre, celui de leur époque, – comme ce fut le cas avec Bouddha, le Christ, ou Mahomet -. Quand vous vous adressez à un disciple sincère de l’islam et que vous dites cela, vous êtes poliment reçu au début, mais cela ne dure qu’un temps. Car l’offense suprême qui peut être faite à un musulman convaincu – je connais des gens fort ouverts dans ce lot – est de lui dire : ta religion n’est pas la dernière ; nous-mêmes, chrétiens ou croyants d’une autre origine, nous ne sommes pas des attardés comme vous le pensez, mais des gens qui avons représenté un grand moment de l’histoire comme vous en êtes un autre ; l’histoire ne s’est pas arrêtée avec vous. Cela, c’est une insulte à leur foi. Ils ne vous le diront pas en face mais vous sentez que vous tombez là sur un point dur.
Concluons : si une philosophie structurante d’essence spiritualiste n’est pas « en attente » pour ouvrir une voie nouvelle sans rejeter pour autant le legs du passé, nous sommes bien mal partis. Le choc des certitudes contradictoires va nous mener au suicide collectif. J’ai un certain âge, vous avez la chance d’être jeunes, pour beaucoup d’entre vous et je vous dis : prenez garde, ce suicide est devant nous. Il peut se passer demain des choses épouvantables, comme il s’en est passé au XXème siècle. Je ne vois vraiment pas pourquoi le XXIème pourrait y échapper. Et il possède des armes effrayantes. La réconciliation des deux parties de notre être, la partie matérielle et la partie spirituelle est possible, et elle constitue une nécessité absolue.
Après cette incantation, purement oratoire je pourrais m’arrêter là. Mais ce serait dommage. Sans entrer dans le détail de ce que j’ai pu écrire à ce sujet, j’en extrais deux moyens, deux exercices, qui peuvent être évoqués sans alourdir exagérément l’exposé.
Le premier moyen est celui de la méditation. Pourquoi est-elle très importante, plus importante que d’autres exercices dont je pourrais vous parler ? Parce qu’elle exige que l’on fasse le vide en soi-même et c’est ce qu’il y a de plus difficile à notre époque.
Je suis toujours saisi de voir l’intensité du déluge d’information qui nous environne à chaque instant. Beaucoup d’entre vous ont des téléphones dits de deuxième génération – des téléphones intelligents -, nous avons presque tous internet à la maison, nous avons la radio et la télévision. Dans les avions eux-mêmes, existent maintenant des canaux d’information en continu. Tout cela fait que nous n’avons plus, au sens strict, un instant à nous, sans même parler de nos professions, souvent très exigeantes. L’être humain est plongé dans un vertige permanent d’action et d’information. Et c’est effrayant parce que cela bannit, chez lui, tout ce qui est la capacité de réfléchir sur lui-même, sur le monde qui l’entoure, sur ses enfants, sur sa profession, que sais-je ? A la limite, cela crée une sorte de robot qui, de sa naissance à sa mort, n’aura jamais eu le temps de s’interroger sur les raisons de sa présence sur cette terre, sur le sens de ce qu’il fait, et plus généralement sur son destin spirituel.
La méditation, voie dans laquelle les Orientaux nous ont précédés depuis longtemps, doit donc être perçue comme l’utilité du retour au vide. Je vais vous lire une belle citation du Tao, qui dit très bien cela. Vous pourrez y voir le fait qu’au fond, tous les mystiques de toutes les religions ou d’ailleurs tous les philosophes se rejoignent. Le Tao dit « Le vide est inépuisable. C’est un abîme vertigineux. Insondable. De lui sont sortis tous ceux qui vivent. Éternellement, il émousse ce qui est aigu, dénoue le fil des existences, fait jaillir la lumière. Du rien, crée toute chose. Sa pureté est indicible. Il n’a pas de commencement. Il est. » Vous voyez tout de suite le rapprochement possible avec le Verbe chrétien. Il s’agit bien de la même approche mais pour le Tao, cette approche passe par le vide. Il faut savoir que chez les Chinois cultivés – il y en a beaucoup : l’image d’Epinal de gardes rouges incultes brandissant Le Petit Livre de Mao est dépassée depuis longtemps –, vous avez toujours un être qui va rechercher en lui-même un plus, et le paradoxe, c’est que ce plus, c’est le vide. Il va chercher en lui les voix intérieures qui surgiront lorsqu’il aura fait en lui le vide. Je crois sincèrement que l’Orient a sur ce point quelque chose à apprendre. Cette obligation de faire le vide en nous est là pour nous faire comprendre que du néant – et pas du trop plein – peut jaillir quelque chose d’extrêmement puissant. C’est une belle leçon.
Je vais terminer par la deuxième et dernière allusion aux pratiques ou aux exercices – je ne sais pas comment les appeler – que l’être humain peut s’imposer pour rendre hommage au monde spirituel qui nous entoure et dans lequel il a sa partie à jouer, bonne ou mauvaise. Par ses actes de tous les jours, il contribue à la grandeur ou à la médiocrité, voire à l’horreur, de l’univers spirituel, dont il est partie. La dernière chose que je citerai sera donc ce que j’appellerai la recherche de la beauté, de l’harmonie ou encore de la perfection sous toutes ses formes.
C’est la démarche typique de l’artiste. Un peintre, un musicien, un écrivain, lorsqu’il s’interroge sur ce qu’il fait, va toujours essayer d’extraire de lui-même la quintessence de ce dont il est capable. C’est une sorte d’hommage implicite au monde qui l’entoure. Un peintre qui n’est pas satisfait de sa toile la reprendra vingt fois. Un architecte qui n’est pas content de son épure y reviendra indéfiniment. Pour prendre l’exemple le plus frappant, lorsqu’un musicien crée une œuvre, il va chercher dans l’infini des sphères, selon la formule consacrée, l’harmonie qui va représenter pour lui la perfection.
Mais c’est vrai aussi dans des domaines plus communs. Lorsque une mère de famille élève ses enfants en donnant le meilleur d’elle-même, il s’agit aussi d’une recherche d’harmonie qui demande beaucoup d’années, beaucoup d’efforts et qui, en dernier ressort, n’est rien d’autre qu’un hommage rendu à la beauté du monde. Et comme je suis dans un milieu où l’on sait ce qu’est la valeur du vin, je dirai que celui qui va « élever », comme le dit la belle formule, avec toute sa science, sa sagesse et parfois même son cœur, un vin pour en faire quelque chose d’unique, va d’une certaine façon accomplir lui aussi cette démarche. Pourquoi faire un vin qui s’approche de la perfection ? Bien sûr, on le vendra mieux et c’est appréciable. Mais pour avoir parlé à un certain nombre de gens dont c’est le métier, je suis convaincu qu’il y a plus que cela. Il y a la recherche tout à fait consciente d’une forme de perfection, hommage conscient ou inconscient à l’harmonie du monde.
J’en ai fini ou presque. J’espère vous avoir fait partager quelques convictions, très fortes chez moi, qui sont le fruit d’une vie de travail et de réflexion. Pour finir, je vous citerai simplement deux petites phrases qui résument le fait que l’itinéraire, entre guillemets, spirituel que je vous ai décrit possède une caractéristique fondamentale : il ne mène pas à des certitudes.
La force des religions révélées et probablement de la plus révélée d’entre toutes, l’islam, est qu’elles apportent à chaque être humain cette infirmerie personnelle – permettez-moi de l’appeler comme cela – qui rassure et qui guérit. Il est très difficile de faire face à des situations douloureuses, qu’elles soient professionnelles ou personnelles, sans recours d’aucune sorte. L’être humain a besoin de s’appuyer, dans ces moments-là, sur des certitudes qui le rassurent, à défaut de le guérir. Or la philosophie dont j’ai tenté de définir quelques traits n’aboutit pas à des certitudes et est donc terriblement élitiste ; mais il est vrai aussi que ce sont toujours in fine les élites qui entrainent le monde. Il s’agit d’une recherche toujours ouverte dans laquelle l’être humain s’approche, en sachant qu’il ne l’atteindra jamais, d’une certaine forme de connaissance supérieure. C’est en même temps sa grandeur. Où serait le mérite, s’il suffisait d’obéir ? Le drame de l’islam, le mot signifiant soumis à Dieu, est qu’il demande avant tout à l’être humain d’accepter sa doctrine, toute sa doctrine, sans aucune possibilité de discussion. Cela me paraît nier ce qui existe probablement de plus grand chez l’être humain, la capacité de se faire lui-même une idée du chemin de progrès tel qu’il le conçoit, sans arriver jamais à une certitude, par essence inatteignable.
Pour résumer cette idée d’une autre façon, les planètes ont-elles du mérite à tourner autour du soleil ? Non, elles n’y ont pas de mérite, elles se soumettent simplement à la loi de la gravitation. C’est la même chose en matière personnelle. Il est tout à fait estimable de se rallier corps et âme à une doctrine, révélée, mais je suis convaincu que les temps qui nous attendent, probablement tragiques – je crois qu’il faut vous y préparer – vont demander l’émergence d’êtres humains qui, sans renier leurs origines spirituelles, feront partie d’une élite consciente de la nécessité du dépassement, disons des gens portant en eux-mêmes une certaine forme de lumière et capables de faire face. C’est la philosophie que devront emporter avec eux les astronautes qui partiront à la recherche de nouveaux mondes.
Je termine donc par mes deux courtes citations. L’une est d’un littéraire, l’autre d’un scientifique.
Le littéraire est Stefan Zweig. Vous le savez, Stefan Zweig était un juif viennois, très intelligent et très érudit. Fuyant le nazisme qui l’aurait détruit, il s’est hélas ! suicidé au Brésil parce qu’il avait perdu foi en l’Europe et en sa capacité de redevenir un phare spirituel. Il avait peut-être perdu cette foi mais il avait le goût et le talent des belles phrases. Et il en a fait une, magnifique, qui dit : « N’est sacrée que la route dont on ne connaît pas le but et que l’on s’obstine néanmoins à suivre. » Beau sujet de dissertation !
La deuxième phrase, celle du scientifique, est à nouveau de Werner Heisenberg, pour lequel, je l’avoue, j’éprouve une certaine dilection. Il dit : « Puissent les quelques hommes pour qui le monde rayonne encore se rassembler et se reconnaître. Puissent ceux qui connaissent encore la rose blanche ou qui peuvent distinguer le timbre de la corde argentée s’unir maintenant. » En évoquant la rose blanche et la corde argentée, Heisenberg fait allusion à un auteur allemand peu connu du XIXème siècle, Gottfried Keller, qui avait pris la rose blanche et la corde argentée comme symboles de la pureté et de la grandeur du monde. Je vous rappelle que le groupe des étudiants de Munich, dont faisait partie Sophie Scholl qui a été guillotinée par les nazis, s’appelait la Rose blanche.
J’en ai fini. Si, comme je l’espère, vous avez été intéressés par cet exposé, le meilleur service que vous puissiez me rendre est de le faire savoir ou d’aller sur mon site internet. Vous y verrez présentés mes livres qui vous seront proposés au travers des sites marchands comme Amazon ou la Fnac. Parmi les derniers parus, vous trouverez Cyniques & Cie, inquiétude d’un homme puissant face à son destin, mais aussi Eclats de vie qui présente l’aspect rationnel et intuitif de l’approche spirituelle dont je vous ai entretenu, sans oublier la Lettre à un ami musulman qui s’adresse à ce monde peut-être un peu trop convaincu d’avoir raison, monde auquel je rappelle que, quelle que soit l’estime que l’on peut lui porter, il a le devoir de s’interroger sur ses certitudes.
Merci de votre attention.